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le chancellor.

ligne si nette une apparence de terre. À cet égard, nos yeux, à nous, passagers, nous trompent sans cesse et rendent notre illusion plus douloureuse. On croit voir… et il n’y a rien ! C’est un nuage, c’est un brouillard, c’est une ondulation de la houle. Aucune terre n’est là, aucun navire ne tranche sur ce périmètre grisâtre, où se confondent la mer et le ciel. Le radeau est toujours le centre de cette circonférence déserte.

Le 1er  janvier, nous avons mangé notre dernier biscuit, ou, pour mieux dire, nos dernières miettes de biscuit. Le 1er  janvier ! Quels souvenirs ce jour nous rappelle, et, par comparaison, qu’il nous paraît lamentable ! Le renouvellement de l’année, les vœux que ce « premier de l’an » provoque, les épanchements de la famille qu’il amène, l’espoir dont il remplit le cœur, rien de cela n’est plus fait pour nous ! Ces mots : « Je vous souhaite une bonne année ! » qui ne se disent qu’en souriant, qui de nous oserait les prononcer ? Qui de nous oserait espérer un seul jour pour lui-même ?

Et cependant, le bosseman s’est approché de moi, et me regardant d’une façon étrange :

« Monsieur Kazallon, m’a-t-il dit, je vous la souhaite heureuse…

— L’année nouvelle ?

— Non ! la journée qui commence, et c’est déjà bien de l’aplomb de ma part, car il n’y a plus rien à manger sur le radeau ! »

Plus rien, on le sait, et cependant, le lendemain, quand arrive l’heure de la distribution quotidienne, cela nous frappe comme d’un coup nouveau. On ne peut croire à cette disette absolue !

Vers le soir, je ressens des tiraillements d’estomac d’une violence extrême. Ils ont provoqué des bâillements douloureux ; puis, ils se sont en partie calmés deux heures après.

Le lendemain, 3, je suis fort surpris de ne pas souffrir davantage. Je sens en moi un vide immense, mais cette sensation est au moins aussi morale que physique. Ma tête, lourde et mal équilibrée, me semble ballotter sur mes épaules, et j’éprouve ces vertiges que donne un abîme, quand on se penche au-dessus.

Mais ces symptômes ne nous sont pas communs à tous. Quelques-uns de mes compagnons souffrent terriblement déjà. Entre autres, le charpentier et le bosseman, qui sont grands mangeurs de leur nature. Les tortures leur arrachent des cris involontaires, et ils sont obligés de se serrer avec une corde. Et nous ne sommes qu’au second jour !

Ah ! cette demi-livre de biscuit, cette maigre ration qui nous paraissait