Aller au contenu

Page:Verne - Le Chancellor - Martin Paz, Hetzel, 1876.djvu/148

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
140
le chancellor.

malgré notre état de prostration, nous subissons cette influence. Ma gorge aspire un air moins sec, mais depuis la pêche du bosseman, c’est-à-dire depuis sept jours, nous n’avons pas mangé. Il n’y a plus rien sur le radeau. J’ai donné hier à André Letourneur le dernier morceau de biscuit que son père eût conservé et qu’il m’a remis en pleurant.

Depuis hier, le nègre Jynxtrop a pu se débarrasser de ses liens, et Robert Kurtis n’a point ordonné de le rattacher. À quoi bon, d’ailleurs ! Ce misérable et ses complices sont affaiblis par un long jeûne. Que pourraient-ils tenter maintenant ?

Aujourd’hui, plusieurs requins de grande taille se montrent, et nous voyons leurs ailerons noirs fendre les eaux avec une extrême rapidité. Je ne puis m’empêcher de les considérer comme des cercueils vivants, qui engloutiront bientôt nos misérables restes. Ils ne m’effrayent plus, ils m’attirent plutôt. Ils s’approchent jusqu’à raser les bords du radeau, et le bras de Flaypol, qui pendait au dehors, a failli être happé par l’un de ces monstres..

Le bosseman, œil fixe et démesurément ouvert, dents serrées qui apparaissent sous ses lèvres relevées, considère ces requins à un point de vue différent du mien. Il veut les dévorer, et non être dévorés par eux. S’il pouvait en prendre un, il ne ferait pas fi de sa chair coriace. Nous, non plus.

Le bosseman va tenter le coup, et puisqu’il n’a pas d’émerillon auquel il puisse fixer une corde, il saura bien en fabriquer un. Robert Kurtis et Daoulas l’ont compris, et ils tiennent conseil, tout en lançant des bouts d’espars ou de cordages, afin de retenir les squales autour du radeau.

Daoulas est allé prendre sa tille de charpentier, dont il compte faire un émerillon. Soit par son tranchant, soit par la pointe opposée, il est possible que cet outil s’accroche entre les mâchoires d’un requin, si celui-ci l’avale. Quant au manche de la tille, qui est en bois, il est fixé à un fort grelin, frappé lui même sur un des montants du radeau.

Nos désirs sont surexcités par ces apprêts. Nous sommes haletants d’impatience. Par tous les moyens possibles, nous provoquons l’attention des requins, qui ne fuiront plus.

L’émerillon est prêt, mais il n’y a rien pour l’amorcer. Le bosseman, qui va et vient sur le radeau, en se parlant à lui-même, furète dans tous les coins et a l’air de chercher un cadavre parmi nous !…

Il faut donc recourir au moyen qu’il a employé déjà, et le fer de la tille est enveloppé d’un lambeau de laine rouge que fournit encore le châle de miss Herbey.