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journal du passager j.-r. kazallon.

dérons plus comme un moteur. Où est le radeau ? En quel point de l’Atlantique les courants l’ont-ils poussé ? Nul ne peut le dire, ni souhaiter que le vent souffle de l’est plutôt que du nord ou du sud ! Nous ne demandons qu’une chose à cette brise, c’est qu’elle rafraîchisse nos poitrines, c’est qu’elle mêle un peu de vapeur à l’air sec qui nous dévore, c’est qu’elle tempère enfin cette chaleur que verse du zénith un soleil de feu.

Le soir est arrivé, et la nuit sera obscure jusqu’à minuit, heure à laquelle se lèvera la lune, qui entre dans son dernier quartier. Les constellations, un peu embrumées, ne projettent pas cet étincellement superbe qui illumine les nuits froides.

En proie à une sorte de délire, sous l’impression d’une faim atroce qui habituellement redouble avec la chute du jour, je vais m’étendre sur un paquet de voiles jeté à tribord, et là, je me penche au-dessus des flots pour en aspirer la fraîcheur.

De mes compagnons qui sont couchés à leur place accoutumée, combien trouvent dans le sommeil un oubli de leurs souffrances ? pas un peut-être. Quant à moi, mon cerveau vide est assiégé de cauchemars.

Cependant, un assoupissement maladif, qui n’est ni la veille ni le sommeil, s’est emparé de moi. Je ne saurais dire combien de temps je suis resté dans cet état de prostration. Tout ce que je me rappelle, c’est que, à un certain moment, une sensation particulière m’en a tiré.

Je ne sais si je rêve, mais mon odorat est frappé d’une odeur qu’il ne reconnaît pas d’abord. C’est comme une émanation vague, qu’un reste de brise m’apporte par instants. Mes narines s’enflent et aspirent. « Qu’est-ce que cette odeur ? » suis-je tenté de m’écrier… Une sorte d’instinct me retient, et je cherche comme on cherche dans sa mémoire un mot ou un nom oubliés.

Quelques instants se passent. L’intensité de l’émanation, plus vivement accusée, provoque chez moi des aspirations plus vives.

« Mais, dis-je tout à coup et comme un homme qui se souvient, c’est une odeur de chair cuite ! »

Une aspiration plus active m’assure que mes sens n’ont pu m’abuser, et cependant, sur ce radeau…

Je me relève sur les genoux, j’aspire de nouveau, — qu’on me pardonne l’expression, — je renifle l’air ambiant !… La même émanation vient encore frapper mes narines. Je suis donc sous le vent de l’objet qui produit cette odeur, et, par conséquent, cet objet se trouve à l’avant du radeau.

Me voilà donc, quittant ma place, rampant comme un animal, furetant, non des