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journal du passager j.-r. kazallon.

J’ai essayé aujourd’hui de me procurer un peu d’eau potable, en faisant évaporer de l’eau de mer ; mais, malgré ma patience, c’est à peine si je parviens à rendre humide un morceau de linge. D’ailleurs, la bouilloire, qui est très-usée, n’a pu résister au feu ; elle s’est fendue, et j’ai été forcé d’abandonner mon opération.

L’ingénieur Falsten est presque anéanti maintenant, et il ne nous survivra que de quelques jours. Quand je relève la tête, je ne le vois même plus. Est-il couché sous les voiles, ou est-il mort ? Seul, l’énergique capitaine Kurtis est debout à l’avant et regarde ! Quand je pense que cet homme… espère encore !

Moi, je vais m’étendre à l’arrière. Là, j’attendrai la mort. Le plus tôt sera le mieux.

Combien d’heures se sont écoulées, je l’ignore… Tout à coup, j’entends des éclats de rire. L’un de nous devient fou, sans doute !

Ces éclats de rire redoublent. Je ne relève pas la tête. Peu m’importe. Cependant, quelques paroles incohérentes arrivent jusqu’à moi.

« Une prairie, une prairie ! Des arbres verts ! Une taverne sous ces arbres ! Vite ! vite ! du brandevin, du gin, de l’eau à une guinée la goutte ! Je payerai ! J’ai de l’or ! j’ai de l’or ! »

Pauvre halluciné ! Tout l’or de la banque ne te donnerait pas une goutte d’eau en ce moment.

C’est le matelot Flaypol qui, pris de délire, s’écrie :

« La terre ! la terre est là ! »

Ce mot galvaniserait un mort ! Je fais un effort douloureux, et je me redresse. Pas de terre ! Flaypol se promène sur la plate-forme, il rit. Il chante, il fait des signaux vers une côte imaginaire ! Certes, les perceptions directes de l’ouïe, de la vue, du goût lui manquent, mais un phénomène purement cérébral les supplée. Aussi parle-t-il à des amis absents. Il les entraîne à sa taverne de Cardiff, aux Armes de Georges. Là, il offre du gin, du wisky, de l’eau, — de l’eau surtout, de l’eau qui l’enivre ! Le voilà marchant sur ces corps étendus, bronchant à chaque pas, tombant, se relevant, chantant d’une voix avinée. Il semble arrivé au dernier degré de l’ivresse. Sous l’empire de sa folie, il ne souffre plus, et sa soif est apaisée ! Ah ! je voudrais être halluciné comme lui !

Le malheureux va-t-il donc finir comme a fini le nègre Jynxtrop, et se précipiter dans les flots ?

Il faut que Daoulas, Falsten, le bosseman l’aient pensé, car si Flaypol veut se tuer, ils ne le laisseront pas faire « sans profit pour eux ! » Aussi, les voilà qui