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journal du passager j.-r. kazallon.

veille s’effacer peu à peu. Le navire n’apparaît pas. La terre non plus. Je rentre dans la réalité, et je me souviens ! C’est l’heure où va s’accomplir une abominable exécution !

Je n’ose plus regarder la victime, et, lorsque ses yeux, si résignés, se fixent sur moi, je baisse les miens.

Une insurmontable horreur me comprime la poitrine. La tête me tourne comme dans l’ivresse.

Il est six heures du matin. Je ne crois plus à un secours providentiel. Mon cœur bat plus de cent pulsations à la minute, et une sueur d’angoisse m’enveloppe tout entier.

Le bosseman et Robert Kurtis, debout, appuyés au mât, ne cessent d’examiner l’Océan. Le bosseman, lui, est effrayant à voir. On sent bien qu’il ne devancera pas l’heure, mais aussi qu’il ne la retardera pas. Il m’est impossible de deviner quelles sont les impressions du capitaine. Sa face est livide, il semble ne plus vivre que par le regard.

Quant aux matelots, ils se traînent sur la plate-forme, et, de leurs yeux ardents, ils dévorent déjà leur victime !

Je ne puis tenir en place, et je me glisse jusqu’à l’avant du radeau.

Le bosseman est toujours debout, regardant.

« Enfin ! » s’écrie-t-il.

Ce mot me fait bondir.

Le bosseman, Daoulas, Flaypol, Burke, Sandon s’avancent vers l’arrière. Le charpentier serre convulsivement sa hache !

Miss Herbey ne peut retenir un cri.

Soudain, André se redresse.

« Mon père ? s’écrie-t-il d’une voix étranglée.

— Le sort m’a désigné… » répond M. Letourneur.

André saisit son père et l’entoure de ses bras.

« Jamais ! crie-t-il avec un rugissement. Vous me tuerez plutôt ! Tuez-moi ! C’est moi qui ai jeté à la mer le cadavre d’Hobbart ! C’est moi, moi, qu’il faut égorger ! »

Le malheureux !

Ses paroles redoublent la rage des bourreaux. Daoulas, allant à lui, l’arrache des bras de M. Letourneur, en disant :

« Pas tant de façons ! »

André tombe à la renverse, et deux matelots l’étreignent de manière qu’il ne puisse plus faire un mouvement.