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martin paz.

cette bienfaisante rosée qui féconde un sol exposé aux rayons d’un ciel sans nuages. Aussi, le soir venu, les habitants de Lima prolongent-ils leurs réceptions nocturnes dans les maisons rafraîchies par l’ombre ; bientôt les rues sont désertes, et c’est à peine si quelque hôtellerie est encore hantée par les buveurs d’eau-de-vie ou de bière.

Ce soir-là, la jeune fille, suivie de la duègne, arriva sans rencontre fâcheuse au pont de la Rimac, prêtant l’oreille au moindre bruit, que son émotion dénaturait, et n’entendant que les clochettes d’un attelage de mules, ou le sifflement d’un Indien.

Cette jeune fille, nommée Sarah, rentrait chez le juif Samuel, son père. Elle était vêtue d’une jupe de couleur foncée, plissée de plis à demi élastiques, et fort étroite du bas, ce qui l’obligeait à faire de petits pas et lui donnait cette grâce délicate, particulière aux Liméniennes ; cette jupe, garnie de dentelles et de fleurs, était en partie recouverte par une mante de soie, qui se relevait par-dessus la tête et la recouvrait d’un capuchon ; des bas d’une grande finesse et de petits souliers de satin apparaissaient sous le gracieux vêtement ; des bracelets d’un grand prix s’enroulaient aux bras de la jeune fille, dont toute la personne était imprégnée de ce charme qu’exprime si bien le « donayre » en espagnol.

Millaflores avait bien dit. La fiancée d’André Certa ne devait avoir de juif que le nom, car elle était le type le plus fidèle de ces admirables señoras dont la beauté est au-dessus de toute louange.

La duègne, vieille juive, sur le visage de laquelle se montraient l’avarice et la cupidité, était une dévouée servante de Samuel, qui la payait à sa valeur.

Au moment où les deux femmes entraient dans le faubourg de San-Lazaro, un homme, vêtu d’une robe de moine, la tête recouverte de sa cagoule, passa près d’elles en les regardant avec attention. Cet homme, de grosse taille, avait une de ces excellentes figures qui respirent le calme et la bonté. C’était le père Joachim de Camarones, et, en passant, il jeta un sourire d’intelligence à Sarah, qui regarda aussitôt sa suivante, après avoir fait au moine un gracieux signe de la main.

« Eh bien, señora ? dit aigrement la vieille. Ce n’est pas assez d’avoir été insultée par ces fils du Christ ! il faut encore que vous saluiez un prêtre ? Est-ce que nous vous verrons un jour, le rosaire à la main, suivre les cérémonies d’église ? »

Les cérémonies d’église sont la grande affaire des Liméniennes.

« Vous faites d’étranges suppositions, répliqua la jeune fille en rougissant.