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martin paz.

lité. En effet, les ambitions particulières ne tendaient plus à se faire jour, et le président Gambarra paraissait inébranlable dans son palais de la Plaza-Mayor. De ce côté, il n’y avait donc rien à craindre ; mais le danger véritable, imminent, ne venait pas de ces rébellions, aussi promptement éteintes qu’allumées, et qui semblaient flatter le goût des Américains pour les parades militaires.

Or, ce péril échappait aux regards des Espagnols, trop haut placés pour le voir, et à l’attention des métis, qui ne voulaient jamais regarder au-dessous d’eux.

Et, cependant, il y avait une agitation inaccoutumée parmi les Indiens de la ville, qui se mêlaient souvent aux habitants des montagnes. Ces gens semblaient avoir secoué leur apathie naturelle. Au lieu de se rouler dans leur puncho, les pieds tournés au soleil, ils se répandaient dans la campagne, s’arrêtaient les uns les autres, se reconnaissaient à des signes particuliers, et hantaient les hôtelleries les moins achalandées, dans lesquelles ils pouvaient sans danger s’entretenir.

Ce mouvement pouvait être observé principalement sur une des places écartées de la ville. À l’angle de cette place s’élevait une maison, formée d’un rez-de-chaussée seulement, et dont l’apparence assez misérable choquait les regards.

C’était une taverne de dernier ordre, tenue par une vieille Indienne, qui offrait aux plus infimes chalands sa bière de maïs fermenté et une boisson faite avec la canne à sucre.

Le rassemblement des Indiens sur cette place n’avait lieu qu’à de certaines heures, lorsqu’une longue perche se dressait sur le toit de l’auberge, comme un signal. Alors les indigènes de toute profession, conducteurs de convoi, muletiers, charretiers, entraient un à un et disparaissaient aussitôt dans la grande salle. L’hôtesse semblait fort affairée, et, laissant à sa servante le soin de la boutique, courait servir elle-même ses pratiques accoutumées.

Quelques jours après la disparition de Martin Paz, il y eut une assemblée nombreuse dans la salle de l’auberge. C’est à peine si dans les ténèbres, obscurcies par la fumée du tabac, l’on pouvait distinguer les habitués de cette taverne. Une cinquantaine d’Indiens étaient rangés autour d’une longue table : les uns chiquaient une sorte de feuille de thé, mêlée à un petit morceau de terre odorante ; les autres buvaient à même de grands pots de maïs fermenté ; mais ces occupations ne les distrayaient aucunement, et ils écoutaient avec attention la parole d’un Indien.

C’était le Sambo, dont les regards avaient une étrange fixité.