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le chancellor.

sans se douter que quelques-unes de leurs paroles arriveraient à mon oreille. Ces deux passagers étaient l’ingénieur Falsten et le négociant Ruby, qui s’entretenaient souvent ensemble.

Mon attention est d’abord attirée par un ou deux gestes expressifs de l’ingénieur, qui semble faire à son interlocuteur des reproches assez vifs. Je ne puis me retenir de prêter l’oreille, et j’entends les propos suivants :

« Mais c’est absurde ! répète Falsten ! On n’est pas plus imprudent !

— Bah ! répond Ruby avec insouciance, il n’arrivera rien !

— Il peut, au contraire, arriver de grands malheurs ! reprend l’ingénieur.

— Bon ! réplique le négociant, ce n’est pas la première fois que j’agis de la sorte !

— Mais il suffit d’un choc pour provoquer une explosion !

— La bonbonne est solidement enveloppée, monsieur Falsten, et je vous répète qu’il n’y a rien à craindre !

— Pourquoi n’avoir pas prévenu le capitaine ?

— Eh ! parce qu’il n’aurait pas voulu prendre ma bonbonne ! »

Le vent ayant calmi pendant quelques instants, je n’entends plus rien, mais il est clair que l’ingénieur continue d’insister, tandis que Ruby se borne à hausser les épaules.

En effet, bientôt de nouvelles paroles parviennent jusqu’à moi.

« Si ! si ! dit Falsten, il faut avertir le capitaine ! Il faut jeter cette bonbonne à la mer. Je n’ai pas envie de sauter ! »

Sauter ! Je me relève à ce mot. Que veut dire l’ingénieur ? À quoi fait-il allusion ? Il ne connaît pas, cependant, la situation du Chancellor, et il ignore qu’un incendie en dévore la cargaison !

Mais un mot — mot « épouvantable » dans les conjonctures actuelles — me fait bondir ! Et ce mot, ou plutôt ces mots, « picrate de potasse », sont répétés à plusieurs reprises.

En un instant, je suis près des deux passagers, et, involontairement, avec une force irrésistible, je saisis Ruby au collet.

« Il y a du picrate à bord ?

— Oui ! répond Falsten, une bonbonne qui en contient trente livres.

— Où cela ?

— Dans la cale, avec les marchandises ! »