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journal du passager j.-r. kazallon.

Robert Kurtis se précipite au secours de son ancien capitaine, et, bravant mille dangers, il parvient à le ramener à bord. Silas Huntly, sans prononcer un mot, va s’asseoir dans le coin le plus reculé de la dunette. Cet homme, devenu un être absolument passif, ne compte plus.

On réussit ensuite à faire passer sous le vent le mât d’artimon, qui est solidement amarré au navire, dont il ne menace plus les flancs. Cette épave nous servira peut-être, qui sait ?

Maintenant, le jour est suffisamment fait, les brumes commencent à se lever. Déjà le regard peut parcourir suffisamment le périmètre de l’horizon, à plus de trois milles, mais rien n’apparaît encore qui ressemble à une côte. La ligne des brisants court sud-ouest et nord-est pendant un mille environ. Dans le nord émerge une sorte d’îlot, de forme irrégulière. C’est une capricieuse agrégation de roches, qui s’élève à deux cents brasses au plus de l’endroit où s’est échoué le Chancellor, et à une hauteur de cinquante pieds. Elle doit donc dominer le niveau des plus hautes marées. Une sorte de chaussée très-étroite, mais praticable à mer basse, nous permettra d’atteindre cet îlot, si cela est nécessaire.

Au delà, la mer reprend sa couleur sombre. Là, l’eau est profonde. Là finit l’écueil.

Un immense désappointement, que justifie la situation du navire, s’empare de tous les esprits. Il est à craindre, en effet, que ces brisants ne se rattachent à aucune terre.

En ce moment, — il est sept heures, — le jour est clair, et les brumes ont disparu. L’horizon s’accuse autour du Chancellor avec une netteté parfaite, mais la ligne de l’eau et la ligne du ciel s’y confondent sur le même contour, et la mer remplit tout l’espace.

Robert Kurtis, immobile, observe l’Océan, principalement dans l’ouest. M. Letourneur et moi, debout l’un près de l’autre, nous examinons ses moindres mouvements, et nous lisons clairement les idées qui se pressent dans son cerveau. Sa surprise est grande, car il pouvait se croire près de terre, ayant presque toujours porté au sud depuis la relâche du navire aux Bermudes et, pourtant, aucune terre n’est en vue.

En ce moment, Robert Kurtis, quittant la dunette, se rend par les bastingages jusqu’aux haubans, s’élance sur les enfléchures, saisit les haubans du grand mât d’hune, franchit les barres et gagne rapidement le capelage du mât de perroquet. De là, pendant quelques minutes, il examine avec le plus grand soin tout l’espace ; puis, saisissant un des galhaubans, il se laisse glisser jusqu’à la lisse et revient près de nous.