Page:Verne - Le Chemin de France, Hetzel, 1887.djvu/10

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— Oui, monsieur le comte.

— Et fort des bras ?…

— Je lève trois cent vingt.

— Mes compliments ! »

Et ce fut tout. Mais ça ne devait pas en rester là, comme on va le voir.

À l’époque, il y avait dans l’armée une singulière coutume. On sait comment s’opéraient les engagements pour le métier de soldat. Chaque année, des raccoleurs venaient fureter à travers le pays. Ils vous faisaient boire plus que de raison. On signait un papier, quand on savait écrire. On y mettait sa croix, quand on ne savait que croiser deux bâtons l’un sur l’autre. C’était tout aussi bon que la signature. Puis, on touchait une couple de cents livres qui étaient bues avant même d’avoir été empochées, on faisait son sac, et on allait se faire casser la tête pour le compte de l’État.

Or, cette façon de procéder n’aurait jamais pu me convenir. Si j’avais le goût de servir, je ne voulais pas me vendre. Je pense que je serai compris de tous ceux qui ont quelque dignité et le respect d’eux-mêmes.

Eh bien, en ce temps-là, lorsqu’un officier avait obtenu un congé, il devait, aux termes des règlements, ramener à son retour une ou deux recrues. Les sous-officiers, eux aussi, étaient tenus à cette obligation. Le prix de l’engagement variait alors de vingt à vingt-cinq livres.

Je n’ignorais rien de tout cela, et j’avais mon projet. Aussi, lorsque le congé du comte de Linois toucha à sa fin, j’allai hardiment lui demander de me prendre comme recrue.

« Toi ? fit-il.

— Moi, monsieur le comte.

— Quel âge as-tu ?

— Dix-huit ans.

— Et tu veux être soldat ?

— Si ça vous plaît.