Page:Verne - Le Chemin de France, Hetzel, 1887.djvu/117

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

relever les postes. À la pensée que tous ces soldats marchaient contre la France, mon cœur se serrait. Quelle douleur c’était de songer que le sol de la patrie serait peut-être envahi par ces étrangers ! Combien de nos camarades succomberaient en voulant le défendre ! Oui ! il fallait que je fusse avec eux pour combattre à mon poste ! C’est que le maréchal des logis Delpierre n’était point comme ces plats d’étain qui ne vont pas au feu !

Pour en revenir à Gotha, j’ai traversé quelques quartiers, j’ai aperçu quelques églises dont les clochers pointaient dans la brume. Décidément, on y rencontrait trop de soldats. Ça me faisait l’effet d’une énorme caserne.

Je rentrai à onze heures, après avoir eu la précaution de faire viser nos passeports comme il nous était enjoint. M. de Lauranay était encore dans sa chambre avec Mlle Marthe. La pauvre demoiselle n’avait point le cœur à sortir, et cela se comprend.

Qu’aurait-elle vu, en effet ? Rien que des choses qui lui auraient rappelé la situation de M. Jean ! Où était-il alors ? Mme Keller avait-elle pu le rejoindre, ou tout au moins suivre son régiment d’étape en étape ? Comment voyageait cette courageuse femme ? Que pourrait-elle si les malheurs qu’elle prévoyait venaient à se produire ? Et M. Jean, soldat prussien, marchant contre un pays qu’il aimait, qu’il eût été heureux d’avoir le droit de défendre, pour lequel il eût si volontiers versé son sang !

Naturellement, le déjeuner fut triste. M. de Lauranay avait voulu le faire servir dans sa chambre. En effet, des officiers allemands venaient prendre leur repas aux Armes de Prusse, et il convenait de les éviter.

Après le déjeuner, M. et Mlle de Lauranay restèrent à l’hôtel avec ma sœur. Moi, j’allai voir si les chevaux ne manquaient de rien. L’hôtelier m’avait accompagné aux écuries. Je vis bien que ce bonhomme voulait me faire causer plus qu’il ne fallait sur M. de Lauranay, sur notre voyage, enfin des choses qui ne le regardaient point. J’avais affaire à un bavard, mais un bavard !… Celui qui lui a coupé