Page:Verne - Le Chemin de France, Hetzel, 1887.djvu/12

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cocarde noire. Je vis le marin Paul Jones à bord de son navire le Bonhomme Richard. Je vis le général Anthony Wayne qu’on appelait l’Enragé. Je me battis en plusieurs rencontres, non sans avoir fait le signe de la croix avec ma première cartouche. Je pris part à la bataille de Yorktown, en Virginie, où, après une frottée mémorable, lord Cornwallis se rendit à Washington. Je revins en France en 83. Je m’en étais réchappé sans blessures, simple soldat comme devant. Que voulez-vous, je ne savais pas lire !

Le comte de Linois était rentré avec nous. Il voulait me faire engager dans le régiment de la Fère, où il allait reprendre rang. Or, j’avais comme une idée de servir dans la cavalerie. J’aimais les chevaux d’instinct, et, d’attendre à passer officier monté, il m’aurait fallu des grades, des grades !

Je sais bien qu’il est tentant, l’uniforme de fantassin, et bien avantageux, la queue, la poudre, les ailes de pigeon, les buffleteries blanches en croix. Que voulez-vous ? Le cheval, c’est le cheval, et, toutes réflexions faites, je me trouvais la vocation d’un cavalier.

Donc, je remerciai le comte de Linois, qui me recommanda à son ami, le colonel de Lostanges, et je m’enrôlai dans le régiment de Royal-Picardie.

Je l’aime, ce beau régiment, et que l’on me pardonne si j’en parle avec un attendrissement, ridicule peut-être ! J’y ai fait presque toute ma carrière, estimé de mes chefs, dont la protection ne m’a jamais manqué, et qui m’ont poussé à roue, comme on dit dans mon village.

D’ailleurs, quelques années plus tard, en 92, le régiment de la Fère devait avoir une si singulière conduite dans ses rapports avec le général autrichien Beaulieu, que je ne puis regretter d’en être sorti. Je n’en parlerai plus.

Je reviens donc au Royal-Picardie. On ne pouvait voir plus beau régiment. Il était devenu ma famille. Je lui suis resté fidèle jusqu’au moment où il a été licencié. On y était heureux. J’en sifflais toutes les fanfares et sonneries, car j’ai toujours eu la mauvaise habitude de