Page:Verne - Le Chemin de France, Hetzel, 1887.djvu/158

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Que voulez-vous ? On se croit arrivé, et c’est à peine si l’on est en route.

En réalité, pour dépasser les avant-postes de l’ennemi et ses cantonnements, il ne nous restait plus qu’une vingtaine de lieues à franchir. Mais, en marches et contre-marches, de combien s’allongerait ce parcours ?

Peut-être eût-il été plus prudent de rentrer en France par le sud ou le nord de la Lorraine. Toutefois, dans l’état de dénuement où nous étions, privés de tout moyen de transport, sans aucun espoir de s’en procurer, il fallait regarder à deux fois avant de faire un aussi long détour.

Cette proposition avait été débattue entre M. de Lauranay, M. Jean et moi. Après en avoir discuté le pour et le contre, m’est avis que nous eûmes raison de la rejeter.

Il était huit heures du soir au moment où nous avions atteint la frontière. Devant nous s’étendaient de grands bois, à travers lesquels il ne convenait pas de s’aventurer pendant la nuit.

On fit donc halte pour se reposer jusqu’au matin. Il ne pleuvait pas, sur ces plateaux élevés ; mais au commencement de septembre, le froid ne vous y épargne pas ses piqûres.

Quant à allumer du feu, c’eût été trop imprudent pour des fugitifs qui cherchaient à passer inaperçus. On se blottit donc de son mieux sous les basses branches d’un hêtre. Les provisions que j’avais retirées de la patache, du pain, de la viande froide, du fromage, furent étalées sur nos genoux. Un ruisseau nous donna de l’eau claire que nous relevâmes de quelques gouttes de shnaps. Puis, laissant M. de Lauranay, Mme Keller, Mlle Marthe et ma sœur prendre quelques heures de repos, M. Jean et moi allâmes nous poster à dix pas de là.

M. Jean, très absorbé, ne parla pas tout d’abord, et je respectais son silence, lorsqu’il me dit :

« Écoutez-moi, mon brave Natalis, et n’oubliez jamais ce que je vais vous dire. Nous ne savons pas ce qui peut arriver, à moi sur-