Page:Verne - Le Chemin de France, Hetzel, 1887.djvu/186

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de ses morts dans la clairière, quelques jours avant. Ce régiment, avec son colonel et ses officiers, je l’envoyais au diable, et il y allait, quand je m’endormis.

Le matin venu, M. Jean, je le vis bien, n’avait pas fermé l’œil. Il ne pensait guère à lui, — on le connaît assez pour en être sûr. Mais de se représenter sa mère, Mlle Marthe, dans cette maison de la Croix-aux-Bois, entre les mains des Autrichiens, exposées à tant d’injures, brutalisées peut-être, cela lui brisait le cœur.

En somme, pendant cette nuit, c’était M. Jean qui avait veillé. Et il faut que j’aie eu le sommeil dur, car les détonations éclatèrent encore à peu de distance. Comme je ne me réveillais pas, M. Jean voulut me laisser dormir.

Au moment où nous allions nous remettre en route, M. Jean m’arrêta et dit :

« Natalis, écoutez-moi. »

Il avait prononcé ces mots du ton d’un homme dont la résolution est prise. Je vis bien de quoi il retournait, et je répondis sans plus attendre : « Non, monsieur Jean, je ne vous écouterai pas, si c’est de séparation que vous avez à me parler.

— Natalis, reprit-il, c’est par dévouement pour moi que vous avez voulu me suivre.

— Soit !

— Tant qu’il ne s’est agi que de fatigues, je n’ai rien dit. Maintenant, il s’agit de dangers. Si je suis pris et si l’on vous prend avec moi, on ne vous épargnera pas. Ce sera la mort pour vous… et cela, Natalis, je ne puis l’accepter. Partez donc !… Passez la frontière… J’essaierai de le faire de mon côté… et si nous ne nous revoyons pas…

— Monsieur Jean, répondis-je, il est temps de se remettre en route. Nous serons sauvés ou nous mourrons ensemble !

— Natalis…

— Je jure Dieu que je ne vous quitterai pas ! »