Page:Verne - Le Chemin de France, Hetzel, 1887.djvu/201

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vention d’un conteur, il m’eût été impossible de l’imaginer. Vous le verrez bientôt.

À une cinquantaine de pas plus loin, il fallut passer à travers le régiment de Leib. Tous connaissaient Jean Keller. Eh bien, il n’y eut même pas un sentiment de pitié pour lui — cette pitié qu’on ne refuse jamais à ceux qui vont mourir ! Quelles natures ! Ils étaient bien dignes, ces Prussiens, d’être commandés par des Grawert ! Le lieutenant nous vit. Il regarda M. Jean, qui lui rendit son regard. Chez l’un, c’était la satisfaction d’une haine qui va s’assouvir, chez l’autre, c’était du mépris…

Un instant, je crus que ce misérable allait nous accompagner. En vérité, je me demandais s’il ne tiendrait pas à commander lui-même le feu ! Mais un appel de trompette se fit entendre… Il se perdit au milieu des soldats.

Nous tournions alors une des hauteurs que le duc de Brunswick était venu occuper. Ces hauteurs qui dominent la petite ville et l’entourent sur un circuit de trois quarts de lieue, s’appellent les collines de la Lune. C’est à leur pied que passe la route de Châlons. Quant aux Français, ils s’étageaient sur les croupes avoisinantes.

Au-dessous se déployaient de nombreuses colonnes, prêtes à gravir nos positions, de manière à dominer Sainte-Menehould. Si les Prussiens y réussissaient, Dumouriez serait très compromis, en présence d’un ennemi supérieur par le nombre, et qui pourrait l’accabler de ses feux.

Avec un temps clair, j’aurais pu apercevoir les uniformes français sur les hauteurs. Mais tout disparaissait encore au milieu d’une brume épaisse, que le soleil n’avait pu dissiper. On entendait déjà quelques détonations, et c’est à peine si on pouvait en apercevoir les lueurs.

Le croirait-on ! Il me restait un espoir, ou plutôt, je me forçais de ne point désespérer.

Et cependant, quelle apparence qu’un secours pût nous venir