Page:Verne - Le Chemin de France, Hetzel, 1887.djvu/38

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— Pas une fois, répliquai-je. Le Royal-Picardie est allé de garnison en garnison. Nous étions très occupés…

— Je le crois, Natalis, et même si occupés que vous n’avez jamais eu le temps de donner de vos nouvelles et d’écrire un mot à votre sœur ! »

Là-dessus, je ne pus m’empêcher de rougir. Irma parut aussi quelque peu ennuyée. Enfin j’en pris mon parti. Il n’y avait pas de honte, après tout.

« Monsieur Jean, répondis-je, si je n’ai pas écrit à ma sœur, c’est que, lorsqu’il s’agit d’écrire, je suis manchot des deux bras.

— Vous ne savez pas écrire, Natalis ? s’écria M. Jean.

— Non, à mon grand regret.

— Ni lire ?

— Pas davantage ! Pendant mon enfance, en admettant que mon père et ma mère eussent pu disposer de quelques sous pour me faire instruire, nous n’avions pas de maître d’école à Grattepanche ni aux environs. Depuis, j’ai toujours vécu le sac au dos, le fusil sur l’épaule, et on n’a guère le temps d’étudier entre deux étapes. Voilà comment un maréchal des logis, à trente et un ans, ne sait encore ni lire ni écrire !

— Eh bien, nous vous apprendrons, Natalis, dit Mme Keller.

— Vous, madame ?…

— Oui, ajouta M. Jean, ma mère, moi, nous nous y mettrons tous… Vous avez deux mois de congé ?…

— Deux mois.

— Et votre intention est de les passer ici ?

— Si je ne vous gêne pas.

— Nous gêner, répondit Mme Keller, vous, le frère d’Irma !

— Chère dame, dit ma sœur, lorsque Natalis vous connaîtra mieux, il n’aura pas de ces idées-là !

— Vous serez ici comme chez vous, reprit M. Jean.

— Comme chez moi !… Minute, monsieur Keller !… Je n’ai jamais eu de chez moi…