Page:Verne - Le Chemin de France, Hetzel, 1887.djvu/43

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avec d’autant plus de courage que ce sera pour elle ! Réussirai-je ? Qui peut le savoir, surtout au milieu des troubles que je prévois, et dont le commerce aura tant à souffrir ! »

D’entendre M. Jean parler ainsi, cela me causait une émotion que je ne cherchais point à cacher. Plusieurs fois, il m’avait pris la main. Je répondais à son étreinte, et il devait comprendre tout ce que j’éprouvais. Ah ! que n’aurais-je voulu faire pour épargner une peine à sa mère et à lui !

Il arrêtait alors de parler, les yeux fixes, comme un homme qui regarde dans l’avenir.

« Natalis, me dit-il alors d’un ton singulier, avez-vous remarqué comme les choses s’arrangent mal en ce monde ! Ma mère est devenue allemande par son mariage, et moi, je resterais allemand, même si j’épousais une Française ! »

Ce fut la seule allusion à ce projet dont Irma m’avait dit deux mots dans la matinée. Toutefois, comme M. Jean ne s’étendit pas davantage, je ne crus pas devoir insister. Il faut être discret avec les personnes qui vous témoignent de l’amitié. Quand il conviendrait à M. Keller de m’en parler plus longuement, il trouverait toujours une oreille ouverte pour l’écouter, une langue prête à lui faire compliment.

La promenade continua. On causa de choses et d’autres, et plus particulièrement de ce qui me concernait. Je dus encore raconter quelques faits de ma campagne en Amérique. M. Jean trouvait cela très beau que la France eût prêté son appui aux Américains pour les aider à conquérir leur liberté. Il enviait le sort de nos compatriotes, grands ou petits, dont la fortune ou la vie avaient été mises au service de cette juste cause. Certes, s’il se fût trouvé dans des conditions à pouvoir le faire, il n’aurait pas hésité. Il se serait engagé parmi les soldats du comte de Rochambeau. Il eût déchiré la cartouche à Yorktown. Il se serait battu pour arracher l’Amérique à la domination anglaise.

Et rien qu’à la manière dont il disait cela, à sa voix vibrante, à