Page:Verne - Le Château des Carpathes.djvu/85

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n’était ni la poterne fermée, ni le pont-levis redressé, ni la courtine à pic, ni le fossé profond, qui l’empêcheraient d’en sortir, pour peu que la fantaisie le prît de venir leur tordre le cou à tous les deux.

Et, lorsque le docteur songeait qu’il avait toute une nuit à passer dans ces conditions, il frissonnait de terreur. Non ! c’était trop exiger d’une créature humaine, et les tempéraments les plus énergiques n’auraient pu y résister.

Puis, une idée lui vint tardivement, — une idée à laquelle il n’avait point encore songé en quittant Werst. On était au mardi soir, et, ce jour-là, les gens du comitat se gardent bien de sortir après le coucher du soleil. Le mardi, on le sait, est jour de maléfices. À s’en rapporter aux traditions, ce serait s’exposer à rencontrer quelque génie malfaisant, si l’on s’aventurait dans le pays. Aussi, le mardi, personne ne circule-t-il dans les rues ni sur les chemins, après le coucher du soleil. Et voilà que le docteur Patak se trouvait non seulement hors de sa maison, mais aux approches d’un château visionné, et à deux ou trois milles du village ! Et c’est là qu’il serait contraint d’attendre le retour de l’aube… si elle revenait jamais ! En vérité, c’était vouloir tenter le diable !

Tout en s’abandonnant à ces idées, le docteur vit le forestier tirer tranquillement de son bissac un morceau de viande froide, après avoir puisé une bonne gorgée à sa gourde. Ce qu’il avait de mieux à faire, pensa-t-il, c’était de l’imiter, et c’est ce qu’il fit. Une cuisse d’oie, un gros chanteau de pain, le tout arrosé de rakiou, il ne lui en fallut pas moins pour réparer ses forces. Mais, s’il parvint à calmer sa faim, il ne parvint pas à calmer sa peur.

« Maintenant, dormons, dit Nic Deck, dès qu’il eut rangé son bissac au pied de la roche.

— Dormir, forestier !

— Bonne nuit, docteur.

— Bonne nuit, c’est facile à souhaiter, et je crains bien que celle-ci ne finisse mal… »