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quarantième ascension française.

Édouard Ravanel ; derrière moi, Édouard Simon, puis Donatien Levesque ; après lui, nos deux porteurs, car nous avions pris pour second le domestique de la cabane des Grands-Mulets, et toute la caravane de M. N…

Les guides et les porteurs s’étant réparti les provisions, on donne le signal du départ, et nous nous mettons en route au milieu de ténèbres profondes, en nous dirigeant sur la lanterne qu’ont emportée nos premiers guides.

Ce départ a quelque chose de solennel. On parle peu, le vague de l’inconnu vous obsède, mais cette situation nouvelle et violente exalte et rend insensible aux dangers qu’elle comporte. Le paysage environnant est fantastique. On n’en distingue pas bien les contours. De grandes masses blanchâtres et indécises, avec des taches noires un peu plus accusées, ferment l’horizon. La voûte céleste brille d’un éclat particulier. On aperçoit, à une distance qu’on ne peut apprécier, la lanterne vacillante des guides qui font la route, et le lugubre silence de la nuit n’est troublé que par le bruit sec et éloigné de la hache taillant des pas dans la glace.

On gravit lentement et avec précaution la première rampe, en se dirigeant vers la base du dôme du Goûter. Au bout de deux heures d’une ascension pénible, on arrive au premier plateau, nommé Petit-Plateau, situé au pied du dôme du Goûter, à une hauteur de 3,650 mètres. Après quelques minutes de repos, on reprend sa marche en inclinant à gauche et en se dirigeant vers la côte qui conduit au Grand-Plateau.

Mais déjà notre caravane n’est plus aussi nombreuse. M. N…, avec ses guides, s’est détaché ; la fatigue qu’il éprouve l’oblige à prendre un peu plus de repos.

Vers quatre heures et demie, l’aube commença à blanchir l’horizon. Nous franchissions à ce moment la rampe qui conduit au Grand-Plateau, où nous arrivons sans encombre Nous étions à 3,900 mètres. Nous avions bien gagné notre déjeuner. Contre l’habitude, Levesque et moi, nous avions bon appétit. C’était bon signe. Nous nous installâmes donc sur la neige et nous fîmes un repas de circonstance. Nos guides, joyeux, considéraient notre succès comme assuré. Pour moi, je trouvais qu’ils allaient un peu vite en besogne.

Quelques instants plus tard, M. N… nous rejoignit. Nous insistâmes vivement pour qu’il prît quelque nourriture. Il refusa obstinément. Il éprouvait cette contraction de l’estomac si commune dans ces parages, et il était fort abattu.

Le Grand-Plateau mérite une description particulière. À droite s’élève le dôme du Goûter. En face de soi, le mont Blanc, qui le domine encore de 900 mètres. À gauche, les rochers Rouges et les monts Maudits. Ce cirque immense est partout d’une blancheur éblouissante. Il présente de tous côtés d’énormes crevasses. C’est dans l’une d’elles que furent engloutis, en 1820, trois des guides qui accom-