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Page:Verne - Le Docteur Ox.djvu/221

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au mont blanc.


Passage de la Jonction. (Page 196.)



avait un rôle des plus périlleux ; il devait refaire les marches qui étaient plus ou moins détruites par le passage de la première caravane.

Nous avancions lentement et en prenant les plus grandes précautions. Notre route nous menait en droite ligne à l’une des crevasses qui s’ouvraient au pied de l’escarpement. Cette crevasse, quand nous montions, nous pouvions ne pas la regarder ; mais en descendant, son ouverture verdâtre et béante nous fascinait. Tous les blocs de glace détachés par notre passage semblaient s’être donné le mot : en trois bonds, ils allaient s’y engouffrer, comme dans la gueule du Minotaure. Seulement, après chaque morceau, la gueule du Minotaure se refermait ; ici, point : cette crevasse inassouvie s’ouvrait toujours et paraissait attendre, pour se refermer, une bouchée plus importante. Il s’agissait de n’être pas cette bouchée, et c’est à cela que tendaient tous nos efforts. Pour nous soustraire à cette fascination, à ce vertige moral, si je puis m’exprimer ainsi, nous essayâmes bien de plaisanter sur la position scabreuse que nous occupions et dont un chamois n’aurait pas voulu. Nous allâmes jusqu’à fredonner quelques couplets du maestro Offenbach ; mais, pour rester fidèle à la vérité, je dois convenir que nos plaisanteries étaient faibles et que nous ne chantions pas juste. Je crus même remarquer, sans en être surpris, que Levesque s’obstinait à mettre sur le grand air du Trovatore des paroles de Barbe-Bleue, ce qui dénotait une certaine préoccupation. Enfin, pour nous remonter, nous faisions comme ces faux braves qui chantent dans les ténèbres pour se donner du cœur.

Nous restons ainsi suspendus entre la vie et la mort pendant une heure, qui nous parut éternelle, et nous finissons par arriver au bas de cet escar-