Page:Verne - Le Docteur Ox.djvu/59

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irascible de cette brave dame s’en prenait à tout. Rien n’allait ! Le service ne se faisait pas. Des retards pour toutes choses ! Elle accusait Lotchè, et même Tatanémance, sa belle-sœur, qui, de non moins mauvaise humeur, lui répondait aigrement. Naturellement. M. van Tricasse soutenait sa domestique Lotchè, ainsi que cela se voit dans les meilleurs ménages. De là, exaspération permanente de Mme la bourgmestre, objurgations, discussions, disputes, scènes qui n’en finissaient plus !

« Mais qu’est-ce que nous avons ? s’écriait le malheureux bourgmestre. Mais quel est ce feu qui nous dévore ? Mais nous sommes donc possédés du diable ? Ah ! madame van Tricasse, madame van Tricasse ! Vous finirez par me faire mourir avant vous et manquer ainsi à toutes les traditions de la famille ! »

Car le lecteur ne peut avoir oublié cette particularité assez bizarre, que M. van Tricasse devait devenir veuf et se remarier, pour ne point rompre la chaîne des convenances.

Cependant cette disposition des esprits produisit encore d’autres effets assez curieux et qu’il importe de signaler. Cette surexcitation, dont la cause nous échappe jusqu’ici, amena des régénérescences physiologiques, auxquelles on ne se serait pas attendu. Des talents, qui seraient restés ignorés, sortirent de la foule. Des aptitudes se révélèrent. Des artistes, jusque-là médiocres, se montrèrent sous un jour nouveau. Des hommes apparurent dans la politique aussi bien que dans les lettres. Des orateurs se formèrent aux discussions les plus ardues, et sur toutes les questions ils enflammèrent un auditoire parfaitement disposé d’ailleurs à l’inflammation. Des séances du conseil, le mouvement passa dans les réunions publiques, et un club se fonda à Quiquendone, pendant que vingt journaux, le Guetteur de Quiquendone, l’Impartial de Quiquendone, le Radical de Quiquendone, l’Outrancier de Quiquendone, écrits avec rage, soulevaient les questions sociales les plus graves.

Mais à quel propos ? se demandera-t-on. À propos de tout et de rien ; à propos de la tour d’Audenarde qui penchait, que les uns voulaient abattre et que les autres voulaient redresser ; à propos des arrêtés de police que rendait le conseil, auxquels de mauvaises têtes tentaient de résister ; à propos du balayage des ruisseaux et du curage des égouts, etc. Et encore si les fougueux orateurs ne s’en étaient pris qu’à l’administration intérieure de la cité ! Mais non, emportés par le courant, ils devaient aller au delà, et, si la Providence n’intervenait pas, entraîner, pousser, précipiter leurs semblables dans les hasards de la guerre.