Page:Verne - Le Pays des fourrures.djvu/224

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
214
le pays des fourrures.

Deux dangers menaçaient l’île flottante, au large du continent américain, deux seulement :

Ou elle serait entraînée par les courants de la mer libre jusqu’à ces hautes latitudes polaires, d’où l’on ne revient pas.

Ou les courants l’emporteraient au sud, peut-être à travers le détroit de Behring, et jusque dans l’océan Pacifique.

Dans le premier cas, les hiverneurs, pris par les glaces, barrés par l’infranchissable banquise, n’ayant plus aucune communication possible avec leurs semblables, périraient de froid ou de faim dans les solitudes hyperboréennes.

Dans le second cas, l’île Victoria, repoussée par les courants jusque dans les eaux plus chaudes du Pacifique, fondrait peu à peu par sa base et s’abîmerait sous les pieds de ses habitants.

Dans cette double hypothèse, c’était la perte inévitable du lieutenant Jasper Hobson, de tous ses compagnons et de la factorerie élevée au prix de tant de fatigues.

Mais ces deux cas se présenteraient-ils l’un ou l’autre ? Non. Ce n’était pas probable.

En effet, la saison d’été était fort avancée. Avant trois mois, la mer serait solidifiée sous les premiers froids du pôle. Le champ de glace s’établirait sur toute la mer, et, au moyen des traîneaux, on pourrait gagner la terre la plus rapprochée, soit l’Amérique russe, si l’île s’était maintenue dans l’est, soit la côte d’Asie, si, au contraire, elle avait été repoussée dans l’ouest.

« Car, ajoutait Jasper Hobson, nous ne sommes aucunement maîtres de notre île flottante. N’ayant point de voile à hisser comme sur un navire, nous ne pouvons lui imprimer une direction. Où elle nous mènera, nous irons. »

L’argumentation du lieutenant Hobson, très claire, très nette, fut admise sans contestation. Il était certain que les grands froids de l’hiver souderaient au vaste icefield l’île Victoria, et il était présumable même qu’elle ne dériverait ni trop au nord ni trop au sud. Or, quelques cents milles à franchir sur les champs de glace n’étaient pas pour embarrasser ces hommes courageux et résolus, habitués aux climats polaires et aux longues excursions des contrées arctiques. Ce serait, il est vrai, abandonner ce fort Espérance, objet de tous leurs soins, ce serait perdre le bénéfice de tant de travaux menés à bonne fin, mais qu’y faire ? La factorerie, établie sur ce sol mouvant, ne devait plus rendre aucun service à la Compagnie de la baie d’Hudson. D’ailleurs, un jour ou l’autre, tôt ou tard, un effondrement de l’île l’entraînerait au fond de l’Océan. Il fallait donc l’abandonner, dès que les circonstances le permettraient.