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le pays des fourrures.

Sans doute les habitants qu’il portait ne ressentaient pas les agitations de la houle, tant sa masse était considérable, mais il ne les en subissait pas moins. La question se réduisait donc à ceci : l’île durerait-elle jusqu’au moment où elle serait jetée à la côte ? Ne se mettrait-elle pas en pièces avant d’avoir heurté la terre ferme ?

Quant à avoir résisté jusqu’alors, cela n’était pas douteux. Et c’est ce que Jasper Hobson expliqua catégoriquement à Mrs. Paulina Barnett. En effet, si la dislocation se fût déjà produite, si l’icefield eût été divisé en glaçons plus petits, si l’île se fût rompue en îlots nombreux, les habitants du fort Espérance s’en seraient aussitôt aperçus, car celui des morceaux de l’île qui les eût encore portés ne serait pas resté indifférent à l’état de la mer ; il aurait subi l’action de la houle ; des mouvements de tangage et de roulis l’auraient secoué avec ceux qui flottaient à sa surface, comme des passagers à bord d’un navire battu par la mer. Or, cela n’était pas. Dans ses observations quotidiennes, le lieutenant Hobson n’avait jamais surpris ni un mouvement, ni même un tremblement, un frémissement quelconque de l’île, qui paraissait aussi ferme, aussi immobile que si son isthme l’eût encore rattachée au continent américain.

Mais la rupture qui n’était pas arrivée pouvait évidemment se produire d’un instant à l’autre.

Une extrême préoccupation de Jasper Hobson, c’était de savoir si l’île Victoria, rejetée hors du courant et poussée par le vent du nord-est, s’était rapprochée de la côte, et, en effet, tout espoir était dans cette chance. Mais, on le conçoit, sans soleil, sans lune, sans étoiles, les instruments devenaient inutiles, et la position actuelle de l’île ne pouvait être relevée. Si donc on s’approchait de la terre, on ne le saurait que lorsque la terre serait en vue, et encore le lieutenant Hobson n’en aurait-il connaissance en temps utile — à moins de ressentir un choc — que s’il se transportait sur la portion sud de ce dangereux territoire. En effet, l’orientation de l’île Victoria n’avait pas changé d’une façon appréciable. Le cap Bathurst pointait encore vers le nord, comme au temps où il formait une pointe avancée de la terre américaine. Il était donc évident que l’île, si elle accostait, atterrirait par sa partie méridionale, comprise entre le cap Michel et l’angle qui s’appuyait autrefois à la baie des Morses. En un mot, c’est par l’ancien isthme que la jonction s’opérerait. Il devenait donc essentiel et opportun de reconnaître ce qui se passait de ce côté.

Le lieutenant Hobson résolut donc de se rendre au cap Michel, quelque effroyable que fût la tempête. Mais il résolut aussi d’entreprendre cette reconnaissance en cachant à ses compagnons le véritable motif de son