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la mer de behring.

vie végétale débordait. Les mousses, les petites fleurs, les plantations de Mrs. Joliffe se développaient avec une véritable prodigalité. Toute la puissance végétative de cette terre, soustraite aux âpretés du climat arctique, s’épanchait au-dehors, non seulement par la profusion des plantes qui s’épanouissaient à sa surface, mais aussi par la vivacité de leurs couleurs. Ce n’étaient plus ces nuances pâles et noyées d’eau, mais des tons colorés, dignes du soleil qui les éclairait alors. Les diverses essences, arbousiers ou saules, pins ou bouleaux, se couvraient d’une verdure sombre. Leurs bourgeons éclataient sous la sève échauffée à de certaines heures par une température de soixante-huit degrés Fahrenheit (20° centigr. au-dessus de zéro). La nature arctique se transformait sous un parallèle qui était déjà celui de Christiana ou de Stockholm, en Europe, c’est-à-dire celui des plus verdoyants pays des zones tempérées.

Mais Mrs. Paulina Barnett ne voulait pas voir ces avertissements que lui donnait la nature. Pouvait-elle changer l’état de son domaine éphémère ? Pouvait-elle lier cette île errante à l’écorce solide du globe ? Non, et le sentiment d’une suprême catastrophe était en elle. Elle en avait l’instinct, comme ces centaines d’animaux qui pullulaient aux abords de la factorerie. Ces renards, ces martres, ces hermines, ces lynx, ces castors, ces rats musqués, ces visons, ces loups même que le sentiment d’un danger prochain, inévitable, rendaient moins farouches, toutes ces bêtes se rapprochaient de plus en plus de leurs anciens ennemis, les hommes, comme si les hommes eussent pu les sauver ! C’était comme une reconnaissance tacite, instinctive, de la supériorité humaine, et précisément dans une circonstance où cette supériorité ne pouvait rien !

Non ! Mrs. Paulina Barnett ne voulait pas voir toutes ces choses, et ses regards ne quittaient plus cette impitoyable mer, immense, infinie, sans autre horizon que le ciel qui se confondait avec elle !

« Ma pauvre Madge, dit-elle un jour, c’est moi qui t’ai entraînée à cette catastrophe, toi, qui m’as suivie partout, toi, dont le dévouement et l’amitié méritaient un autre sort ! Me pardonnes-tu ?

— Il n’y a qu’une chose au monde que je ne t’aurais pas pardonnée, ma fille, répondit Madge. C’eût été une mort que je n’eusse pas partagée avec toi !

— Madge ! Madge ! s’écria la voyageuse, si ma vie pouvait sauver celle de tous ces infortunés, je la donnerais sans hésiter !

— Ma fille, répondit Madge, tu n’as donc plus d’espoir ?

— Non !… » murmura Mrs. Paulina Barnett en se cachant dans les bras de sa compagne.

La femme venait de reparaître un instant dans cette nature virile ! Et qui ne comprendrait un moment de défaillance en de telles épreuves !