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le pays des fourrures.

commencé, fit observer la voyageuse. Jusqu’ici, pas un seul accident, un temps propice à la marche des traîneaux, une température supportable ! Tout nous réussit à souhait.

— Sans doute, madame, répondit le lieutenant ; mais précisément, ce soleil, que vous admirez tant, va bientôt multiplier les fatigues et les obstacles sous nos pas.

— Que voulez-vous dire, monsieur Hobson ? demanda Mrs. Paulina Barnett.

— Je veux dire que sa chaleur aura avant peu changé l’aspect et la nature du pays, que la glace fondue ne présentera plus une surface favorable au glissage des traîneaux, que le sol redeviendra raboteux et dur, que nos chiens haletants ne nous enlèveront plus avec la rapidité d’une flèche, que les rivières et les lacs vont reprendre leur état liquide, et qu’il faudra les tourner ou les passer à gué. Tous ces changements, madame, dus à l’influence solaire, se traduiront par des retards, des fatigues, des dangers, dont les moindres sont ces neiges friables qui fuient sous le pied ou ces avalanches qui se précipitent du sommet des montagnes de glace ! Oui ! voilà ce que nous vaudra ce soleil qui chaque jour s’élève de plus en plus au-dessus de l’horizon ! Rappelez-vous bien ceci, madame ! Des quatre éléments de la cosmogonie antique, un seul ici, l’air, nous est utile, nécessaire, indispensable. Mais les trois autres, la terre, le feu et l’eau, ils ne devraient pas exister pour nous ! Ils sont contraires à la nature même des régions polaires !… »

Le lieutenant exagérait sans doute. Mrs. Paulina Barnett aurait pu facilement rétorquer cette argumentation, mais il ne lui déplaisait pas d’entendre Jasper Hobson s’exprimer avec cette ardeur. Le lieutenant aimait passionnément le pays vers lequel les hasards de sa vie de voyageuse la conduisaient en ce moment, et c’était une garantie qu’il ne reculerait devant aucun obstacle.

Et, cependant, Jasper Hobson avait raison, lorsqu’il s’en prenait au soleil des embarras à venir. On le vit bien, quand, trois jours après, le 4 mai, le détachement se remit en route. Le thermomètre, même aux heures les plus froides de la nuit, se maintenait constamment au-dessus de trente-deux degrés[1]. Les vastes plaines subissaient un dégel complet. La nappe blanche s’en allait en eau. Les aspérités d’un sol fait de roches de formation primitive se trahissaient par des chocs multipliés qui secouaient les traîneaux, et, par contrecoup, les voyageurs. Les chiens, par la rudesse du tirage, étaient forcés de s’en tenir à l’allure du petit trot, et on eût pu sans danger, maintenant, remettre les guides à

  1. Ce chiffre du thermomètre Fahrenheit correspond au zéro du thermomètre centigrade.