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les îles kerguelen

le monde… Il faudra bien s’arrêter un jour ou l’autre… prendre racine…

— Eh ! eh ! quand on a pris racine, répliqua l’Américain en clignant de l’œil, on finit par pousser des branches !

— Très juste ! maître Atkins. Toutefois comme je n’ai plus de famille, il est très probable que je clôturerai la lignée de mes ancêtres ! Ce n’est pas à quarante ans que la fantaisie me viendra de pousser des branches, ainsi que vous l’avez fait, mon cher hôtelier, car vous êtes un arbre, vous, et un bel arbre…

— Un chêne, — et même un chêne vert, si vous le voulez bien, monsieur Jeorling.

— Et vous avez eu raison d’obéir aux lois de la nature ! Or, si la nature nous a donné des jambes pour marcher…

— Elle nous a donné aussi de quoi nous asseoir ! répartit en riant d’un gros rire Fenimore Atkins. C’est pourquoi je suis confortablement assis à Christmas-Harbour. Ma commère Betsey m’a gratifié d’une dizaine d’enfants, qui me gratifieront de petits-enfants à leur tour, lesquels me grimperont aux mollets comme de jeunes chats.

— Vous ne retournerez jamais au pays natal ?…

— Qu’y ferais-je, monsieur Jeorling, et qu’y aurais-je fait ?… De la misère !… Au contraire, ici, dans ces îles de la Désolation, où je n’ai jamais eu l’occasion de me désoler, l’aisance est venue pour moi et les miens.

— Sans doute, maître Atkins, et je vous en félicite, puisque vous êtes heureux… Toutefois il n’est pas impossible que le désir vous attrape un jour…

— De me déplanter, monsieur Jeorling !… Allons donc !… Un chêne, vous ai-je dit, et essayez donc de déplanter un chêne, lorsqu’il s’est enraciné jusqu’à mi-tronc dans la silice des Kerguelen ! »

Il faisait plaisir à entendre, ce digne Américain, si complètement acclimaté sur cet archipel, si vigoureusement trempé dans les rudes intempéries de son climat. Il vivait là, avec sa famille, comme les