Aller au contenu

Page:Verne - Le Sphinx des Glaces, 1897.djvu/410

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
370
le sphinx des glaces

Je ne saurais dire combien nous parurent tristes, monotones, interminables, les heures qui s’écoulèrent au milieu de ce brouillard dont le vent ne pouvait déchirer l’épais rideau. Même avec la plus minutieuse attention, on ne parvenait pas à reconnaître, n’importe à quelle heure, quelle place le soleil occupait au-dessus de l’horizon sur lequel l’abaissait peu à peu sa marche spiraliforme. La position de l’ice-berg en longitude et en latitude ne pouvait donc être relevée. Dérivait-il toujours vers le sud-est ou plutôt vers le nord-ouest, depuis qu’il avait dépassé le pôle, c’était probable, ce n’était pas sûr. Animé de la même vitesse que le courant, comment le capitaine Len Guy aurait-il pu déterminer son déplacement, alors que les vapeurs empêchaient de prendre aucun point de repère. Il eût été immobile qu’il n’y aurait eu pour nous aucune différence appréciable, car le vent avait calmi — nous le supposions du moins, — et pas un souffle ne se faisait sentir. La flamme d’un fanal, exposée à l’air, ne vacillait pas. Des cris d’oiseaux, sortes de croassements affaiblis à travers cette atmosphère ouatée de brumes, interrompaient seuls le silence de l’espace. Des vols de pétrels et d’albatros rasaient la cime sur laquelle je me tenais en observation. En quel sens fuyaient ces rapides volateurs que les approches de l’hiver chassaient déjà peut-être vers les confins de l’Antarctide ?…

Un jour, le bosseman qui, dans le but de s’en rendre compte, était monté au sommet, non sans risque de se rompre le cou, fut heurté à la poitrine si violemment par un vigoureux quebranta-huesos, sorte de pétrel gigantesque d’une envergure de douze pieds, qu’il tomba à la renverse.

« Maudite bête, me dit-il, lorsqu’il fut redescendu au campement, je l’ai échappé belle !… D’un coup… pan !… les quatre fers en l’air, comme un cheval qui se pomoye sur l’échine !… Je me suis rattrapé où j’ai pu… mais j’ai vu le moment où mes mains allaient larguer tout !… Des arêtes de glace, vous savez, ça vous glisse comme de l’eau entre les doigts !… Aussi lui ai-je crié, à cet oiseau : Tu ne peux donc pas regarder devant toi ?… Il ne s’est même pas excusé, le fichu animal ! »