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Page:Verne - Le Superbe Orénoque, Hetzel, 1898.djvu/92

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LE SUPERBE ORÉNOQUE.

poque de l’année où manque le poisson, se nourrissaient de boulettes de glaise, de l’argile pure, à peine torréfiée. C’est, du reste, une habitude qui n’a pas entièrement disparu. Ce vice, — on ne saurait l’appeler autrement, — a été contracté dès l’enfance et devient impérieux. Les géophages dévorent la terre comme les Chinois fument l’opium, poussés à cet acte par un besoin irrésistible. M. Chaffanjon a rencontré quelques-uns de ces misérables, qui en étaient arrivés à lécher l’argile de leurs paillotes.

Pendant l’après-midi, la navigation des falcas éprouva mille difficultés, et il en coûta d’extrêmes fatigues à leurs équipages. Le courant se propageait avec une extrême rapidité en cette partie du lit, notablement rétréci par l’empiétement des bancs de sable.

Sous un ciel orageux, au milieu d’une atmosphère saturée de fluide électrique, les roulements de la foudre arrivaient du sud. Un gros orage montait contre le vent. La brise ne tarda pas à exhaler ses derniers souffles, et c’est à peine si quelques bouffées intermittentes se firent sentir.

Dans ces conditions, la prudence commandait de chercher un abri, car on ne sait jamais comment finissent ces orages de l’Orénoque, et s’ils n’amèneront pas de violentes perturbations atmosphériques. Les bateliers ont donc hâte de se réfugier au fond de quelque crique, dont les hautes berges les garantissent contre les rafales.

Par malheur, cette portion du fleuve ne présentait aucune relâche convenable. Les llanos s’étendaient de chaque côté à perte de vue, d’immenses prairies dénuées d’arbres, dont l’ouragan balaierait la surface sans rencontrer aucun obstacle.

M. Miguel, amené à interroger le patron Martos sur ce qu’il allait faire, lui demanda s’il ne serait pas obligé de mouiller dans le lit du fleuve jusqu’au lendemain.

« Ce serait dangereux, répondit Martos. Notre ancre ne tiendrait pas en cet endroit… Nous serions jetés sur les sables, roulés, mis en pièces…

— Quel parti prendre alors ?…