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L’ABANDON

Tous étaient sur le pont, rangés en silence ; ils observaient la contenance de leur capitaine, qui, demi-nu, s’avançait la tête haute au milieu de ces hommes habitués à trembler devant lui.

« Bligh, dit Christian, d’une voix rude, vous êtes démonté de votre commandement.

— Je ne vous reconnais pas le droit… répondit le capitaine.

— Ne perdons pas de temps en protestations inutiles, s’écria Christian, qui interrompit Bligh. Je suis, en ce moment, l’interprète de tout l’équipage de la Bounty. Nous n’avions pas encore quitté l’Angleterre que nous avions déjà à nous plaindre de vos soupçons injurieux, de vos procédés brutaux. Lorsque je dis nous, j’entends les officiers aussi bien que les matelots. Non seulement nous n’avons jamais pu obtenir la satisfaction qui nous était due, mais vous avez toujours rejeté nos plaintes avec mépris ! Sommes-nous donc des chiens, pour être injuriés à tout moment ? Canailles, brigands, menteurs, voleurs ! vous n’aviez pas d’expression assez forte, d’injure assez grossière pour nous ! En vérité, il faudrait ne pas être un homme pour supporter pareille existence ! Et moi, moi votre compatriote, moi qui connais votre famille, moi qui ai déjà fait deux voyages sous vos ordres, m’avez-vous épargné ? Ne m’avez-vous pas accusé, hier encore, de vous avoir volé quelques misérables fruits ? Et les hommes ! Pour un rien, aux fers ! Pour une bagatelle, vingt-quatre coups de corde ! Eh bien, tout se paye en ce monde ! Vous avez été trop libéral avec nous, Bligh ! À notre tour ! Vos injures, vos injustices, vos accusations insensées, les tortures morales et physiques dont vous avez accablé votre équipage depuis un an et demi, vous allez les expier durement ! Capitaine, vous avez été jugé par ceux que vous avez offensés, et vous êtes condamné. — Est-ce bien cela, camarades ?

— Oui, oui, à mort ! s’écrièrent la plupart des matelots, en menaçant leur capitaine.

— Capitaine Bligh, reprit Christian, quelques-uns avaient parlé de vous hisser au bout d’une corde entre le ciel et l’eau. D’autres proposaient de vous déchirer les épaules avec le chat à neuf queues, jusqu’à ce que mort s’ensuivît. Ils manquaient d’imagination. J’ai trouvé mieux que cela. D’ailleurs, vous n’êtes pas seul coupable ici. Ceux qui ont toujours fidèlement exécuté vos ordres, si cruels qu’ils fussent, seraient au désespoir de passer sous mon commandement. Ils ont mérité de vous accompagner là où le vent vous poussera. — Qu’on amène la chaloupe ! »

Un murmure désapprobateur accueillit ces dernières paroles de Christian,