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LES 500 MILLIONS DE LA BÉGUM

ne tarda pas à se voir imprimer en allemand. Pourquoi faut-il constater ici que le journaliste teuton, après avoir écrit en tête de la traduction : Eine übergrosse Erbschaft, ne craignit pas de recourir à un subterfuge mesquin et d’abuser de la crédulité de ses lecteurs en ajoutant entre parenthèses : Correspondance spéciale de Brighton ?

Quoi qu’il en soit, devenue ainsi allemande par droit d’annexion, l’anecdote arriva à la rédaction de l’imposante Gazette du Nord, qui lui donna une place dans la seconde colonne de sa troisième page, en se contentant d’en supprimer le titre, trop charlatanesque pour une si grave personne.

C’est après avoir passé par ces avatars successifs qu’elle fit enfin son entrée, le 3 novembre au soir, entre les mains épaisses d’un gros valet de chambre saxon, dans le cabinet-salon-salle à manger de M.  le professeur Schultze, de l’Université d’Iéna.

Si haut placé que fût un tel personnage dans l’échelle des êtres, il ne présentait à première vue rien d’extraordinaire. C’était un homme de quarante-cinq ou six ans, d’assez forte taille ; ses épaules carrées indiquaient une constitution robuste ; son front était chauve, et le peu de cheveux qu’il avait gardés à l’occiput et aux tempes rappelaient le blond filasse. Ses yeux étaient bleus, de ce bleu vague qui ne trahit jamais la pensée. Aucune lueur ne s’en échappe, et cependant on se sent comme gêné sitôt qu’ils vous regardent. La bouche du professeur Schultze était grande, garnie d’une de ces doubles rangées de dents formidables qui ne lâchent jamais leur proie, mais enfermées dans des lèvres minces, dont le principal emploi devait être de numéroter les paroles qui pouvaient en sortir. Tout cela composait un ensemble inquiétant et désobligeant pour les autres, dont le professeur était visiblement très-satisfait pour lui-même.

Au bruit que fit son valet de chambre, il leva les yeux sur la cheminée, regarda l’heure à une très-jolie pendule de Barbedienne, singulièrement dépaysée au milieu des meubles vulgaires qui l’entouraient, et dit d’une voix raide encore plus que rude :

« Six heures cinquante-cinq ! Mon courrier arrive à six trente, dernière heure. Vous le montez aujourd’hui avec vingt-cinq minutes de retard. La première fois qu’il ne sera pas sur ma table à six heures trente, vous quitterez mon service à huit.

— Monsieur, demanda le domestique avant de se retirer, veut-il dîner maintenant ?

— Il est six heures cinquante-cinq et je dîne à sept ! Vous le savez depuis