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LES 500 MILLIONS DE LA BÉGUM

Marcel avait proféré ces mots d’un ton froid, sec et tranchant, qui doubla, s’il est possible, l’effet qu’un tel blasphème, lancé de but en blanc, devait produire sur le Roi de l’Acier.

Herr Schultze en resta suffoqué, hagard, anéanti. Le sang lui monta à la face avec une telle violence, que le jeune homme craignit d’être allé trop loin. Voyant toutefois que sa victime, après avoir failli étouffer de rage, n’en mourait pas sur le coup, il reprit :

« Oui, c’est fâcheux à constater, mais c’est ainsi. Si nos rivaux ne font plus de bruit, ils font de la besogne. Croyez-vous donc qu’ils n’ont rien appris depuis la guerre ? Tandis que nous en sommes bêtement à augmenter le poids de nos canons, tenez pour certain qu’ils préparent du nouveau et que nous nous en apercevrons à la première occasion !

— Du nouveau ! du nouveau ! balbutia Herr Schultze. Nous en faisons aussi, monsieur !

— Ah ! oui, parlons-en ! Nous refaisons en acier ce que nos prédécesseurs ont fait en bronze, voilà tout ! Nous doublons les proportions et la portée de nos pièces !

— Doublons !… riposta Herr Schultze d’un ton qui signifiait : En vérité ! nous faisons mieux que doubler !

— Mais au fond, reprit Marcel, nous ne sommes que des plagiaires. Tenez, voulez-vous que je vous dise la vérité ? La faculté d’invention nous manque. Nous ne trouvons rien, et les Français trouvent, eux, soyez-en sûr ! »

Herr Schultze avait repris un peu de calme apparent. Toutefois, le tremblement de ses lèvres, la pâleur qui avait succédé à la rougeur apoplectique de sa face montraient assez les sentiments qui l’agitaient.

Fallait-il en arriver à ce degré d’humiliation ? S’appeler Schultze, être le maître absolu de la plus grande usine et de la première fonderie de canons du monde entier, voir à ses pieds les rois et les parlements, et s’entendre dire par un petit dessinateur suisse qu’on manque d’invention, qu’on est au-dessous d’un artilleur français !… Et cela quand on avait près de soi, derrière l’épaisseur d’un mur blindé, de quoi confondre mille fois ce drôle impudent, lui fermer la bouche, anéantir ses sots arguments ? Non, il n’était pas possible d’endurer un pareil supplice !

Herr Schultze se leva d’un mouvement si brusque, qu’il en cassa sa pipe. Puis, regardant Marcel d’un œil chargé d’ironie, et, serrant les dents, il lui dit, ou plutôt il siffla ces mots :

« Suivez-moi, monsieur, je vais vous montrer si moi, Herr Schultze, je manque d’invention ! »