Page:Verne - Les Enfants du capitaine Grant.djvu/152

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chevaux, accablés de lassitude, s’étaient couchés à terre ; seul, Thaouka, en vrai cheval de sang, dormait debout, les quatre jambes posées d’aplomb, fier au repos comme à l’action, et prêt à s’élancer au moindre signe de son maître. Un calme complet régnait à l’intérieur de l’enceinte, et les charbons du foyer nocturne, s’éteignant peu à peu, jetaient leurs dernières lueurs dans la silencieuse obscurité.

Cependant, vers dix heures environ, après un assez court sommeil, l’Indien se réveilla. Ses yeux devinrent fixes sous ses sourcils abaissés, et son oreille se tendit vers la plaine. Il cherchait évidemment à surprendre quelque son imperceptible. Bientôt une vague inquiétude apparut sur sa figure, si impassible qu’elle fût d’habitude. Avait-il senti l’approche d’Indiens rôdeurs, ou la venue des jaguars, des tigres d’eau et autres bêtes redoutables, qui ne sont pas rares dans le voisinage des rivières ? Cette dernière hypothèse, sans doute, lui parut plausible, car il jeta un rapide regard sur les matières combustibles entassées dans l’enceinte, et son inquiétude s’accrut encore. En effet, toute cette litière sèche d’alfafares devait se consumer vite et ne pouvait arrêter longtemps des animaux audacieux.

Dans cette conjoncture, Thalcave n’avait qu’à attendre les événements, et il attendit, à demi couché, la tête reposant sur les mains, les coudes appuyés aux genoux, l’œil immobile, dans la posture d’un homme qu’une anxiété subite vient d’arracher au sommeil.

Une heure se passa. Tout autre que Thalcave, rassuré par le silence extérieur, se fût rejeté sur sa couche. Mais où un étranger n’eût rien soupçonné, les sens surexcités et l’instinct naturel de l’Indien pressentaient quelque danger prochain.

Pendant qu’il écoutait et épiait, Thaouka fit entendre un hennissement sourd ; ses naseaux s’allongèrent vers l’entrée de la ramada. Le Patagon se redressa soudain.

« Thaouka a senti quelque ennemi, » dit-il.

Il se leva et vint examiner attentivement la plaine.

Le silence y régnait encore, mais non la tranquillité. Thalcave entrevit des ombres se mouvant sans bruit à travers les touffes de curra-mammel. Çà et là étincelaient des points lumineux, qui se croisaient dans tous les sens, s’éteignaient et se rallumaient tour à tour. On eût dit une danse de falots fantastiques sur le miroir d’une immense lagune. Quelque étranger eût pris sans doute ces étincelles volantes pour des lampyres[1] qui brillent, la nuit venue, en maint endroit des régions pampéennes, mais Thalcave ne s’y trompa pas ; il comprit à quels ennemis il avait affaire ; il arma sa

  1. Insectes phosphorescents.