Page:Verne - Les Enfants du capitaine Grant.djvu/170

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Le lendemain, Glenarvan et ses compagnons se retrouvaient dans la plaine ; les premières estancias[1] qui avoisinent la sierra Tandil furent aperçues ; mais Thalcave résolut de ne pas s’y arrêter et de marcher droit au fort Indépendance, où il voulait se renseigner, particulièrement sur la situation singulière de ce pays abandonné.

Les arbres, si rares depuis la Cordillère, reparurent alors, la plupart plantés après l’arrivée des Européens sur le territoire américain. Il y avait là des azedarachs, des pêchers, des peupliers, des saules, des acacias, qui poussaient tout seuls, vite et bien. Ils entouraient généralement les « corrales, » vastes enceintes à bétail garnies de pieux. Là paissaient et s’engraissaient par milliers bœufs, moutons, vaches et chevaux, marqués au fer chaud de l’estampille du maître, tandis que de grands chiens vigilants et nombreux veillaient aux alentours. Le sol un peu salin qui s’étend au pied des montagnes convient admirablement aux troupeaux et produit un fourrage excellent. On le choisit donc de préférence pour l’établissement des estancias, qui sont dirigées par un majordome et un contre-maître, ayant sous leurs ordres quatre péons pour mille têtes de bétail.

Ces gens-là mènent la vie des grands pasteurs de la Bible ; leurs troupeaux sont aussi nombreux, plus nombreux peut-être que ceux dont s’emplissaient les plaines de la Mésopotamie ; mais ici la famille manque au berger, et les grands « estanceros » de la Pampa ont tout du grossier marchand de bœufs, rien du patriarche des temps bibliques.

C’est ce que Paganel expliqua fort bien à ses compagnons, et, à ce sujet, il se livra à une discussion anthropologique pleine d’intérêt sur la comparaison des races. Il parvint même à intéresser le major, qui ne s’en cacha point.

Paganel eut aussi l’occasion de faire observer un curieux effet de mirage très-commun dans ces plaines horizontales ; les estancias, de loin, ressemblaient à de grandes îles ; les peupliers et les saules de leur lisière semblaient réfléchis dans une eau limpide qui fuyait devant les pas des voyageurs ; mais l’illusion était si parfaite que l’œil ne pouvait s’y habituer.

Pendant cette journée du 6 novembre, on rencontra plusieurs estancias, et aussi un ou deux saladeros. C’est là que le bétail, après avoir été engraissé au milieu de succulents pâturages, vient tendre la gorge au couteau du boucher. Le saladero, ainsi que son nom l’indique, est l’endroit où se salent les viandes. C’est à la fin du printemps que commencent ces travaux répugnants. Les « saladores » vont alors chercher les animaux au corral ; ils les saisissent avec le lazo, qu’ils manient habilement, et les con-

  1. On désigne par le mot estancias les grands établissements de la plaine argentine destinés à l’élève du bétail.