Page:Verne - Les Enfants du capitaine Grant.djvu/282

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— Je l’ai été, répondit Paddy O’Moore. Maintenant, je suis Australien. Entrez, qui que vous soyez, messieurs, cette maison est la vôtre. »

Il n’y avait qu’à accepter sans cérémonie une invitation faite de si bonne grâce. Lady Helena et Mary Grant, conduites par mistress O’Moore, entrèrent dans l’habitation, pendant que les fils du colon débarrassaient les visiteurs de leurs armes.

Une vaste salle, fraîche et claire, occupait le rez-de-chaussée de la maison construite en forts madriers disposés horizontalement. Quelques bancs de bois rivés aux murailles peintes de couleurs gaies, une dizaine d’escabeaux, deux bahuts en chêne où s’étalaient une faïence blanche et des brocs d’étain brillant, une large et longue table à laquelle vingt convives se seraient assis à l’aise, formaient un ameublement digne de la solide maison et de ses robustes habitants.

Le dîner de midi était servi. La soupière fumait entre le rosbeef et le gigot de mouton entourés de larges assiettes d’olives, de raisins et d’oranges ; le nécessaire était là ; le superflu ne manquait pas. L’hôte et l’hôtesse avaient un air si engageant, la table à l’aspect tentateur était si vaste et si abondamment fournie, qu’il eût été malséant de ne point s’y asseoir. Déjà les domestiques de la ferme, les égaux de leur maître, venaient y partager leur repas. Paddy O’Moore indiqua de la main la place réservée aux étrangers.

« Je vous attendais, dit-il simplement à lord Glenarvan.

— Vous ? répondit celui-ci fort surpris.

— J’attends toujours ceux qui viennent, » répondit l’Irlandais.

Puis, d’une voix grave, pendant que sa famille et ses serviteurs se tenaient debout respectueusement, il récita le benedicite. Lady Helena se sentit tout émue d’une si parfaite simplicité de mœurs, et un regard de son mari lui fit comprendre qu’il l’admirait comme elle.

On fit fête au repas. La conversation s’engagea sur toute la ligne. D’Écossais à Irlandais, il n’y a que la main. La Tweed[1], large de quelques toises, creuse un fossé plus profond entre l’Écosse et l’Angleterre que les vingt lieues du canal d’Irlande qui séparent la vieille Calédonie de la verte Érin. Paddy O’Moore raconta son histoire. C’était celle de tous les émigrants que la misère chasse de leur pays. Beaucoup viennent chercher au loin la fortune, qui n’y trouvent que déboires et malheurs. Ils accusent la chance, oubliant d’accuser leur inintelligence, leur paresse et leurs vices. Quiconque est sobre et courageux, économe et brave, réussit.

Tel fut et tel était Paddy O’Moore. Il quitta Dundalk, où il mourait de

  1. Rivière qui sépare l’Écosse de l’Angleterre.