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du capitaine grant.

« La barre dessous, toute ! » cria John Mangles à Wilson.

Le Macquarie commença à se rapprocher de la nouvelle ligne de récifs. Bientôt, la mer écuma au choc des roches immergées.

Ce fut un inexprimable moment d’angoisses. L’écume rendait les lames lumineuses. On eût dit qu’un phénomène de phosphorescence les éclairait subitement. La mer hurlait, comme si elle eût possédé la voix de ces écueils antiques animés par la mythologie païenne. Wilson et Mulrady, courbés sur la roue du gouvernail, pesaient de tout leur poids. La barre venait à toucher.

Soudain, un choc eut lieu. Le Macquarie avait donné sur une roche. Les sous-barbes du beaupré cassèrent et compromirent la stabilité du mât de misaine. Le virement de bord s’achèverait-il sans autre avarie ?

Non, car une accalmie se fit tout à coup, et le navire revint sous le vent. Son évolution fut arrêtée net. Une haute vague le prit en dessous, le porta plus avant sur les récifs, et il retomba avec une violence extrême. Le mât de misaine vint en bas avec tout son gréement. Le brick talonna deux fois et resta immobile, donnant sur tribord une bande de trente degrés.

Les vitres du capot avaient volé en éclats. Les passagers se précipitèrent au dehors. Mais les vagues balayaient le pont d’une extrémité à l’autre, et ils ne pouvaient s’y tenir sans danger. John Mangles, sachant le navire solidement encastré dans le sable, les pria de rentrer dans le roufle.

« La vérité, John ? demanda froidement Glenarvan.

— La vérité, mylord, répondit John Mangles, est que nous ne coulerons pas. Quant à être démoli par la mer, c’est une autre question, mais nous avons le temps d’aviser.

— Il est minuit ?

— Oui, mylord, et il faut attendre le jour.

— Ne peut-on mettre le canot à la mer ?

— Par cette houle, et dans cette obscurité, c’est impossible ! Et d’ailleurs en quel endroit accoster la terre ?

— Eh bien, John, restons ici jusqu’au jour. »

Cependant Will Halley courait comme un fou sur le pont de son brick. Ses matelots, revenus de leur stupeur, défoncèrent un baril d’eau-de-vie et se mirent à boire. John prévit que leur ivresse allait bientôt amener des scènes terribles.

On ne pouvait compter sur le capitaine pour les retenir. Le misérable s’arrachait les cheveux et se tordait les bras. Il ne pensait qu’à sa cargaison qui n’était pas assurée.

« Je suis ruiné ! Je suis perdu ! » s’écriait-il en courant d’un bord à l’autre.