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du capitaine grant.

dont se servaient les indigènes, que ceux-ci, refoulés par les troupes britanniques, battus et décimés, regagnaient les districts du haut Waikato. Le chef maori, après une opiniâtre résistance, ses principaux guerriers massacrés par les soldats du 42e régiment, revenait faire un nouvel appel aux tribus du fleuve, afin de rejoindre l’indomptable William Thompson, qui luttait toujours contre les conquérants. Ce chef se nommait « Kai-Koumou, » nom sinistre en langue indigène, qui signifie « celui qui mange les membres de son ennemi. » Il était brave, audacieux, mais sa cruauté égalait sa valeur. Il n’y avait aucune pitié à attendre de lui. Son nom était bien connu des soldats anglais, et sa tête venait d’être mise à prix par le gouverneur de la Nouvelle-Zélande.

Ce coup terrible avait frappé lord Glenarvan au moment où il allait atteindre le port si désiré d’Auckland et se rapatrier en Europe. Cependant, à considérer son visage froid et calme, on n’aurait pu deviner l’excès de ses angoisses. C’est que Glenarvan, dans les circonstances graves, se montrait à la hauteur de ses infortunes. Il sentait qu’il devait être la force, l’exemple de sa femme et de ses compagnons, lui, l’époux, le chef ; prêt d’ailleurs à mourir le premier pour le salut commun quand les circonstances l’exigeraient. Profondément religieux, il ne voulait pas désespérer de la justice de Dieu en face de la sainteté de son entreprise, et, au milieu des périls accumulés sur sa route, il ne regretta pas l’élan généreux qui l’avait entraîné jusque dans ces sauvages pays.

Ses compagnons étaient dignes de lui ; ils partageaient ses nobles pensées, et, à voir leur physionomie tranquille et fière, on ne les eût pas crus entraînés vers une suprême catastrophe. D’ailleurs, par un commun accord et sur le conseil de Glenarvan, ils avaient résolu d’affecter une indifférence superbe devant les indigènes. C’était le seul moyen d’imposer à ces farouches natures. Les sauvages, en général, et particulièrement les Maoris, ont un certain sentiment de dignité dont ils ne se départissent jamais. Ils estiment qui se fait estimer par son sang-froid et son courage. Glenarvan savait qu’en agissant ainsi, il épargnait à ses compagnons et à lui d’inutiles mauvais traitements.

Depuis le départ du campement, les indigènes, peu loquaces comme tous les sauvages, avaient à peine parlé entre eux. Cependant, à quelques mots échangés, Glenarvan reconnut que la langue anglaise leur était familière. Il résolut donc d’interroger le chef zélandais sur le sort qui leur était réservé. S’adressant à Kai-Koumou, il lui dit d’une voix exempte de toute crainte :

« Où nous conduis-tu, chef ? »

Kai-Koumou le regarda froidement sans lui répondre.