Page:Verne - Les Naufragés du Jonathan, Hetzel, 1909.djvu/16

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malheur, une pierre qui roula sous son pied lui fit perdre l’équilibre. La main haute, il essaya de se défendre à l’aide d’une sorte de couteau, fait d’un os de phoque très effilé, qu’il était parvenu à tirer de sa ceinture. Un instant même, il espéra pouvoir se relever et se mettre en meilleure posture. Il n’en eut pas le temps. Le jaguar légèrement touché le chargea avec fureur. Renversé, les griffes du fauve déchirant sa poitrine, il était perdu.

Juste à ce moment retentit la détonation sèche d’une carabine. Le jaguar, le cœur traversé d’une balle, s’abattit foudroyé.

À cent pas de là une légère vapeur blanche voltigeait au-dessus d’un des rocs de la falaise. Debout sur ce roc, se tenait un homme, sa carabine encore épaulée.

De type arien très accusé, cet homme n’était pas un compatriote du blessé. Il n’avait pas la peau brune, bien qu’il fût fortement hâlé, ni le nez élargi dans un profond enfoncement des orbites, ni les pommettes saillantes, ni le front bas sous un angle fuyant, ni les petits yeux de la race indigène. Au contraire, sa physionomie était intelligente, son front vaste et zébré des multiples rides du penseur.

Ce personnage portait, coupés ras, des cheveux grisonnants comme sa barbe. Toutefois on n’aurait pu, à dix ans près, indiquer son âge, compris sans doute entre la quarantaine et la cinquantaine. Il était de haute taille, et paraissait doué d’une force athlétique, d’une constitution vigoureuse, d’une santé inattaquable. Les traits de son visage étaient énergiques et graves, et toute sa personne exprimait la fierté, bien différente de l’orgueilleuse vanité des sots, ce qui lui donnait une véritable noblesse d’attitude et de gestes.

Comprenant qu’il ne serait pas nécessaire de décharger une seconde fois sa carabine, le nouveau venu l’abaissa, la désarma, la mit sous son bras, puis se retourna vers le Sud.

Dans cette direction, en contrebas de la falaise se développait une large étendue de mer. L’homme, se penchant, appela : « Karroly !… » et ajouta deux ou trois mots dans une langue rude et gutturale.

Quelques minutes plus tard, par une coupure de la falaise, apparut un adolescent d’environ dix-sept ans, que suivit de près un homme dans la maturité de l’âge. Assurément, tous deux étaient Indiens, à en juger par leur type bien différent de celui