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Page:Verne - Les Naufragés du Jonathan, Hetzel, 1909.djvu/260

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ment. Tout étonnée de l’incompréhensible rafale qui l’avait secouée et meurtrie, elle regardait placidement le groupe compact des quinze hommes armés qui lui faisait face, et attendait ce qui allait s’ensuivre.

Le Kaw-djer s’avança au milieu du terre-plein, et, s’adressant aux colons dont les regards convergeaient vers lui, il dit d’une voix forte :

« Désormais, c’est moi qui serai votre chef. »

Quel chemin il lui avait fallu parcourir pour en arriver à prononcer ces quelques mots ! Ainsi donc, non seulement il acceptait enfin le principe d’autorité, non seulement il consentait, en dépit de ses répugnances, à en être le dépositaire, mais encore, allant d’un extrême à l’autre, il dépassait les plus absolus autocrates. Il ne se contentait pas de renoncer à son idéal de liberté, il le foulait aux pieds. Il ne demandait même pas l’assentiment de ceux dont il se décrétait le chef. Ce n’était pas une révolution. C’était un coup d’État.

Un coup d’État d’une étonnante facilité. Quelques secondes de silence avaient suivi la brève déclaration du Kaw-djer, puis un grand cri s’éleva de la foule. Applaudissements, vivats, hourras partirent à la fois en ouragan. On se serrait les mains, on se congratulait, les mères embrassaient leurs enfants. Ce fut un enthousiasme frénétique.

Ces pauvres gens passaient du découragement à l’espoir. Du moment que le Kaw-djer prenait leurs affaires en mains, ils étaient sauvés. Il saurait bien les tirer de leur misère. Comment ?… Par quel moyen ?… Personne n’en avait aucune idée, mais là n’était pas la question. Puisqu’il se chargeait de tout, il n’y avait pas à chercher plus loin.

Quelques-uns, cependant, étaient sombres. Toutefois, si les partisans, dispersés, noyés dans la foule, de Beauval et de Lewis Dorick ne poussaient pas de vivats, ils ne se risquaient pas à manifester autrement que par leur silence. Qu’eussent-ils pu faire de plus ? Leur minorité infime devait compter avec la majorité, depuis que celle-ci avait un chef. Ce grand corps possédait une tête désormais, et le cerveau rendait redoutable ces innombrables bras jusqu’ici dédaignés.

Le Kaw-djer étendit la main. Le silence s’établit comme par enchantement.