Page:Verne - Les Naufragés du Jonathan, Hetzel, 1909.djvu/69

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tant d’avarice, si son bateau avait été meilleur et mieux commandé, nous n’en serions pas où nous en sommes. Et d’ailleurs, quand bien même il n’en serait pas ainsi, devrions-nous pour cela oublier que nous faisons partie de l’innombrable classe des exploités, et nous transformer bénévolement en bêtes de somme des exploiteurs ? »

L’argument parut apprécié. Une voix dit : « Bravo ! ». Il y eut de gros rires.

L’orateur, ainsi encouragé, poursuivit avec une chaleur nouvelle :

— Exploités, nous le sommes à coup sûr, nous autres travailleurs — et l’orateur, ce disant, se frappait la poitrine avec énergie — qui n’avons pu, fût-ce au prix d’un labeur acharné, gagner dans les lieux qui nous ont vus naître le pain qu’aurait trempé notre sueur. Nous serions bien sots maintenant de charger nos échines de toute cette ferraille fabriquée par des ouvriers comme nous et qui n’en est pas moins la propriété de ce capitalisme oppresseur, dont l’incommensurable égoïsme nous a contraints à quitter nos familles et nos patries ?

Si la plupart des émigrants écoutaient d’un air ahuri ces tirades prononcées dans un anglais vicié par un fort accent étranger, plusieurs d’entre eux en paraissaient ébranlés. Un petit groupe, réuni au pied de la tribune improvisée, donnait notamment des marques d’approbation.

Ce fut encore le Kaw-djer qui remit les choses au point.

— J’ignore à qui appartient la cargaison du Jonathan, dit-il avec calme, mais mon expérience de ce pays m’autorise à vous affirmer qu’elle pourra éventuellement vous être utile. Dans l’ignorance où nous sommes tous de l’avenir, il est sage, selon moi, de ne pas l’abandonner.

Le précédent orateur ne manifestant aucune velléité de réplique, Harry Rhodes escalada de nouveau le rocher et mit aux voix la proposition de Kaw-djer. Elle fut adoptée à mains levées sans autre opposition.

« Le Kaw-djer demande, ajouta Harry Rhodes transmettant une question qui lui était faite à lui-même, s’il n’y aurait pas parmi nous des charpentiers qui consentiraient à l’aider pour réparer sa chaloupe.