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la violence, était personnellement inoffensif, l’autre constituait par lui-même un danger.

Dorick prônait l’égalité d’une manière telle qu’il la rendait haïssable. Ce n’est pas en bas, c’est en haut qu’il regardait. La pensée du sort misérable auquel est vouée l’immense majorité des humains ne faisait battre son cœur de nulle émotion, mais qu’un petit nombre d’entre eux occupassent un rang social supérieur au sien, cela lui donnait des convulsions de rage.

Vouloir l’apaiser eût été une folie. Pour le plus timide des contradicteurs, il devenait sur-le-champ un ennemi implacable qui, s’il eût été libre, n’eût employé d’autre argument que la violence et le meurtre.

À cette âme ulcérée, Dorick devait tous ses malheurs. Professeur de littérature et d’histoire, il n’avait pu résister au désir de répandre, du haut de sa chaire, un tout autre enseignement. Volontiers, il y proclamait ses maximes libertaires, non pas sous la forme d’une pure discussion théorique, mais sous celle d’affirmations péremptoires devant lesquelles on a le devoir étroit de s’incliner.

Cette conduite n’avait pas tardé à porter ses fruits naturels. Dorick, remercié par son directeur, avait été invité à chercher une autre place. Les mêmes causes continuant à produire les mêmes effets, sa nouvelle place lui avait échappé comme la première, la troisième comme la deuxième, et ainsi de suite, tant qu’enfin la porte de la dernière institution s’était irrévocablement refermée derrière lui. Il était alors tombé sur le pavé, d’où, professeur transformé en émigrant, il avait rebondi sur le pont du Jonathan.

Au cours de la traversée, Dorick et Beauval avaient recruté chacun leurs partisans, celui-ci par la chaleur d’une éloquence que n’alourdit pas la critique consciencieuse des idées, celui-là par l’autorité inhérente à un homme qui s’affirme possesseur de la vérité intégrale. Cette modeste clientèle, dont ils s’étaient érigés les chefs, ils n’arrivaient pas à se la pardonner réciproquement. Si, en apparence, ils se faisaient encore bon visage, leurs âmes étaient pleines de colère et de haine.

À peine débarqué sur la grève de l’île Hoste, Beauval n’avait pas voulu perdre un instant pour s’assurer un avantage sur son rival. Trouvant l’occasion favorable, il avait gravi la tribune et