Page:Verne - Les Naufragés du Jonathan, Hetzel, 1909.djvu/86

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Kaw-djer. Je ne le savais pas. En tout cas, ici, où il n’y a rien, autrui comme le roi perd ses droits.

— Il y a la cargaison du Jonathan.

— La cargaison du Jonathan est une propriété collective qui représenterait, le cas échéant, le salut commun. Tout le monde se rend compte de cela, et personne n’aura garde d’y toucher.

— Puissent les événements ne pas vous donner un démenti ! dit Harry Rhodes que ce désaccord inattendu échauffait. Mais il n’est pas besoin d’intérêt matériel pour des gens comme Dorick et Beauval. Le plaisir de faire le mal se suffit à lui-même, et, d’ailleurs, c’est une ivresse de dominer, d’être le maître.

— Qu’il soit maudit, celui qui pense ainsi ! s’écria le Kaw-djer avec une violence soudaine. Tout homme qui aspire à régenter les autres devrait être supprimé de la terre. »

Harry Rhodes, étonné, regarda son interlocuteur. Quelle passion farouche dormait en cet homme dont la parole avait d’ordinaire tant de mesure et de calme !

« Il faudrait alors supprimer Beauval, dit-il non sans ironie, car, sous couleur d’une inégalité outrancière, les théories de ce bavard n’ont qu’un but : assurer le pouvoir au réformateur.

— Le système de Beauval est du pur enfantillage, répliqua le Kaw-djer d’une voix tranchante. C’est une manière d’organisation sociale, voilà tout. Mais une organisation ou une autre, c’est toujours même iniquité et même sottise.

— Approuveriez-vous donc les idées de Lewis Dorick ? demanda vivement Harry Rhodes. Voudriez-vous, comme lui, nous faire retourner à l’état sauvage, et réduire les sociétés à une agrégation fortuite d’individus sans obligations réciproques ? Ne voyez-vous donc pas que ces théories sont basées sur l’envie, qu’elles suent la haine ?

— Si Dorick connaît la haine, c’est un fou, répondit gravement le Kaw-djer. Eh quoi ! un homme, venu sur la terre sans l’avoir demandé, y découvre une infinité d’êtres pareils à lui, douloureux, misérables, périssables comme lui, et, au lieu de les plaindre, il prend la peine de haïr ! Un tel homme est un fou, et l’on ne discute pas avec les fous. Mais, de ce que le théoricien soit aliéné, il ne résulte pas nécessairement que la théorie soit mauvaise.

— Des lois sont indispensables cependant, insista Harry