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Page:Verne - Les Naufragés du Jonathan, Hetzel, 1909.djvu/93

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Tullia enfin ouvrit les yeux. En apercevant des visages étrangers, elle comprit sur-le-champ ce qui s’était passé. Sa première pensée fut d’excuser celui dont la brutalité venait de se manifester de si abominable manière.

« Merci, monsieur, dit-elle en se soulevant. Ce n’était rien… C’est fini, maintenant… Suis-je sotte de m’être ainsi effrayée ! »

— On le serait à moins ! s’écria le Kaw-djer.

— Pas du tout, répliqua vivement Tullia. Lazare n’est pas méchant… Il voulait plaisanter…

— Est-ce qu’il lui arrive souvent de plaisanter ainsi ? demanda le Kaw-djer.

— Jamais, monsieur, jamais ! affirma Tullia. Lazare est un bon mari… De plus brave garçon, il n’y en a pas…

— C’est faux, interrompit une voix décidée.

Le Kaw-djer et ses compagnons se retournèrent. Ils aperçurent Graziella qu’ils n’avaient pas distinguée jusqu’ici dans la pénombre de la tente, à peine éclairée par la lueur jaunâtre d’un fanal.

— Qui êtes-vous, mon enfant ? interrogea le Kaw-djer.

— Sa fille, répondit Graziella en montrant l’ivrogne dont le bruit ne troublait pas le ronflement sonore. Quelque honte que j’en éprouve, il faut que je le dise pour qu’on me croie et qu’on vienne en aide à ma pauvre maman.

— Graziella !… implora Tullia en joignant les mains.

— Je dirai tout, affirma la jeune fille avec force. C’est la première fois que nous trouvons des défenseurs. Je ne les laisserai pas partir sans avoir fait appel à leur pitié.

— Parlez, mon enfant, dit le Kaw-djer avec bonté, et comptez sur nous pour vous secourir et vous défendre. »

Ainsi encouragée, Graziella, d’une voix haletante, raconta la vie de sa mère. Elle ne cacha rien. Elle dit la sublime tendresse de Tullia et de quel prix on l’avait payée. Elle dit l’avilissement de son père. Elle le montra traînant sa femme par les cheveux, la rouant de coups, la piétinant avec rage. Elle évoqua les jours de misère, sans vêtements, sans feu, sans pain, parfois sans domicile, glorifiant sa mère martyrisée, dont l’héroïque douceur, au milieu de si cruelles épreuves, ne s’était jamais démentie.

En écoutant l’épouvantable récit, celle-ci pleurait doucement. À la voix de sa fille, les tortures subies sortaient de l’ombre du