Le chanteur, lorsqu’il se vit en présence d’un suffisant auditoire, tira de sa robe un paquet de pancartes illustrées d’enjolivements en couleurs ; puis, d’une voix sonore :
« Les Cinq Veilles du Centenaire ! » cria-t-il.
C’était la fameuse complainte qui courait le Céleste Empire !
Craig-Fry voulurent entraîner leur client ; mais, cette fois, Kin-Fo s’entêta à rester. Personne ne le connaissait. Il n’avait jamais entendu la complainte qui relatait ses faits et gestes. Il lui plaisait de l’entendre !
Le chanteur commença ainsi :
« À la première veille, la lune éclaire le toit pointu de la maison de Shang-Haï. Kin-Fo est jeune. Il a vingt ans. Il ressemble au saule dont les premières feuilles montrent leur petite langue verte !
« À la deuxième veille, la lune éclaire le côté est du riche yamen. Kin-Fo a quarante ans. Ses dix mille affaires réussissent à souhait. Les voisins font son éloge. »
Le chanteur changeait de physionomie et semblait vieillir à chaque strophe. On le couvrait d’applaudissements.
Il continua :
« À la troisième veille, la lune éclaire l’espace. Kin-Fo a soixante ans. Après les feuilles vertes de l’été, les jaunes chrysanthèmes de la saison d’automne !
« À la quatrième veille, la lune est tombée à l’ouest. Kin-Fo a quatre-vingts ans ! Son corps est recroquevillé comme une crevette dans l’eau bouillante ! Il décline ! Il décline avec l’astre de la nuit !
« À la cinquième veille, les coqs saluent l’aube naissante. Kin-Fo a cent ans. Il meurt, son plus vif désir accompli ; mais le dédaigneux prince Ien refuse de le recevoir. Le prince Ien n’aime pas les gens si âgés, qui radoteraient à sa cour ! Le vieux Kin-Fo, sans pouvoir se reposer jamais, erre toute l’éternité ! »
Et la foule d’applaudir, et le chanteur de vendre par centaines sa complainte à trois sapèques l’exemplaire !
Et pourquoi Kin-Fo ne l’achèterait-il pas ? Il tira quelque menue monnaie de sa poche, et, la main pleine, il allongea le bras à travers les premiers rangs de la foule.