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Page:Verne - Les Tribulations d’un Chinois en Chine.djvu/162

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les tribulations d’un chinois en chine

— Mais oui, dit Fry.

— Vous n’avez seulement pas de pacotille à bord !

— Soit, ajouta Craig, mais nous avons des raisons particulières pour ne point désirer leur visite !

— Eh bien, soyez sans inquiétude ! répondit le capitaine. Les pirates, si nous en rencontrons, ne donneront pas la chasse à notre jonque !

— Et pourquoi ?

— Parce qu’ils sauront d’avance à quoi s’en tenir sur la nature de sa cargaison, dès qu’ils l’auront en vue. »

Et le capitaine Yin montrait un pavillon blanc que la brise déployait à mi-mât de la jonque.

« Pavillon blanc en berne ! Pavillon de deuil ! Ces braves gens ne se dérangeraient pas pour piller un chargement de cercueils !

— Ils peuvent croire que vous naviguez sous pavillon de deuil par prudence, fit observer Craig, et venir à bord vérifier…

— S’ils viennent, nous les recevrons, répondit le capitaine Yin, et, quand ils nous auront rendu visite, ils s’en iront comme ils seront venus ! »

Craig-Fry n’insistèrent pas, mais ils partageaient médiocrement l’inaltérable quiétude du capitaine. La capture d’une jonque de trois cents tonneaux, même sur lest, offrait assez de profit aux « braves gens » dont parlait Yin pour qu’ils voulussent tenter le coup. Quoi qu’il en soit, il fallait maintenant se résigner et espérer que la traversée s’accomplirait heureusement.

D’ailleurs, le capitaine n’avait rien négligé pour s’assurer les chances favorables. Au moment d’appareiller, un coq avait été sacrifié en l’honneur des divinités de la mer. Au mât de misaine pendaient encore les plumes du malheureux gallinacé. Quelques gouttes de son sang, répandues sur le pont, une petite coupe de vin, jetée pardessus le bord, avaient complété ce sacrifice propitiatoire. Ainsi consacrée, que pouvait craindre la jonque Sam-Yep, sous le commandement du digne capitaine Yin ?

On doit croire, cependant, que les capricieuses divinités n’étaient pas satisfaites. Soit que le coq fût trop maigre, soit que le vin n’eût pas été puisé aux meilleurs clos de Chao-Chigne, un terrible coup de vent fondit sur la jonque. Rien n’avait pu le faire prévoir, pendant cette journée, nette, claire, bien balayée par une jolie brise. Le plus perspicace des marins n’aurait pas senti qu’il se préparait quelque « coup de chien ».

Vers huit heures du soir, la Sam-Yep, tout dessus, se disposait à doubler