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us et coutumes du céleste empire.

Le 20 octobre, une caisse, expédiée de Liao-Tchéou, arriva à l’adresse de Kin-Fo, en son habitation de Shang-Haï. Elle contenait, soigneusement emballé, le cercueil commandé pour la circonstance. Ni Wang, ni Soun, ni aucun des domestiques du yamen n’eut lieu d’être surpris. On le répète, pas un Chinois qui ne tienne à posséder de son vivant le lit dans lequel on le couchera pour l’éternité.

Ce cercueil, un chef-d’œuvre du fabricant de Liao-Tchéou, fut placé dans la « chambre des ancêtres ». Là, brossé, ciré, astiqué, il eût attendu longtemps, sans doute, le jour où l’élève du philosophe Wang l’aurait utilisé pour son propre compte… Il n’en devait pas être ainsi. Les jours de Kin-Fo étaient comptés, et l’heure était proche, qui devait le reléguer dans la catégorie des aïeux de la famille.

En effet, c’était le soir même que Kin-Fo avait définitivement résolu de quitter la vie.

Une lettre de la désolée Lé-ou arriva dans la journée.

La jeune veuve mettait à la disposition de Kin-Fo le peu qu’elle possédait. La fortune n’était rien pour elle ! Elle saurait s’en passer ! Elle l’aimait ! Que lui fallait-il de plus ! Ne sauraient-ils être heureux dans une situation plus modeste ?

Cette lettre, empreinte de la plus sincère affection, ne put modifier les résolutions de Kin-Fo.

« Ma mort seule peut l’enrichir », pensa-t-il.

Restait à décider où et comment s’accomplirait cet acte suprême. Kin-Fo éprouvait une sorte de plaisir à régler ces détails. Il espérait bien qu’au dernier moment, une émotion, si passagère qu’elle dût être, lui ferait battre le cœur !

Dans l’enceinte du yamen s’élevaient quatre jolis kiosques, décorés avec toute la fantaisie qui distingue le talent des ornemanistes chinois. Ils portaient des noms significatifs : le pavillon du « Bonheur », où Kin-Fo n’entrait jamais ; le pavillon de la « Fortune », qu’il ne regardait qu’avec le plus profond dédain ; le pavillon du « Plaisir », dont les portes étaient depuis longtemps fermées pour lui ; le pavillon de « Longue Vie », qu’il avait résolu de faire abattre !

Ce fut celui-là que son instinct le porta à choisir. Il résolut de s’y enfermer à la nuit tombante. C’est là qu’on le retrouverait le lendemain, déjà heureux dans la mort.