Page:Verne - Michel Strogoff - pièce à grand spectacle en 5 actes et 16 tableaux, 1880.djvu/13

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LE MAÎTRE DE POSTE, montrant Strogoff. – À ce voyageur.

IVAN, à Strogoff. – Camarade, j’ai besoin de ta voiture et de ton cheval.

JOLLIVET, à part. – Il est sans gêne, ce monsieur...

STROGOFF. – Ce cheval est retenu par moi et pour moi. Je ne puis, ni ne veux le céder à personne.

IVAN. – Il me le faut, te dis-je.

STROGOFF. – Et je vous dis que vous ne l’aurez pas.

IVAN. – Prends garde !... Je suis homme à m’en emparer... fût-ce...

STROGOFF, en colère. – Fût-ce malgré moi ?

IVAN. – Oui... malgré toi... Pour la dernière fois, veux-tu me céder ce cheval et cette voiture.

STROGOFF. – Non ! vous dis-je, non !

IVAN. – Non ? Eh bien, ils seront à celui de nous deux qui saura les garder !

NADIA. – Mon Dieu !

IVAN, tirant son épée. – Qu’on donne un sabre à cet homme et qu’il se défende !

STROGOFF, avec force. – Eh bien !... (À part.) Un duel !... et ma mission, si je suis blessé !... (Haut et se croisant les bras.) Je ne me battrai pas !

IVAN, avec colère. – Tu ne te battras pas ?

STROGOFF. – Non !... et vous n’aurez pas mon cheval !

IVAN, avec plus de force. – Tu ne te battras pas, dis-tu ?

STROGOFF. – Non.

IVAN. – Non... même après ceci. (Il le frappe d’un coup de fouet.) Eh bien, te battras-tu, lâche ?

STROGOFF, s’élançant sur Ivan. – Miséra... (S’arrêtant et se maîtrisant.) Je ne me battrai pas !

TOUS. – Ah !

IVAN. – Tu subiras cette honte sans te venger ?

STROGOFF. – Je la subirai... (À part.) Pour Dieu... pour le czar... pour la patrie !

IVAN. – Allons ! à moi ton cheval ! (Il saute dans le tarentass. À l’hôtelier.) Paye-toi ! (Le tarentass sort par la gauche.)

LE MAÎTRE DE POSTE. – Merci, Excellence.

JOLLIVET. – Je n’aurais pas cru qu’il dévorerait une pareille honte !

BLOUNT. – Aoh ! je sentais bouillir mon sang dans mon veine.


Scène XII


Les mêmes, moins Ivan.


STROGOFF. – Oh ! cet homme... Je le retrouverai. (À l’hôtelier.) Quel est cet homme ?

LE MAÎTRE DE POSTE. – Je ne le connais pas... mais c’est un seigneur qui sait se faire respecter !

STROGOFF, bondissant. – Tu te permets de me juger !

LE MAÎTRE DE POSTE. – Oui, car il est des choses qu’un homme de coeur ne reçoit jamais sans les rendre !

STROGOFF, saisissant le maître de poste avec violence. – Malheureux !... (Froidement.) Va-t’en, mon ami, va-t’en, je te tuerais !...

LE MAÎTRE DE POSTE. – Eh bien, vrai, je t’aime mieux ainsi !

JOLLIVET. – Moi aussi ! Le courage a-t-il donc ses heures !

BLOUNT. – Jamais d’heure pour le courage anglaise !... Il était toujours prête !... toujours !...

JOLLIVET. – Nous verrons cela à Kolyvan, confrère ! (Il se dirige vers l’auberge et y entre.)

NADIA à part. – Cette fureur qui éclatait dans ses yeux au moment de l’insulte !... cette lutte contre lui-même en refusant de se battre !... et maintenant... ce désespoir profond !...

STROGOFF, assis près de la table. – Oh ! je ne croyais pas que l’accomplissement du devoir pût jamais coûter aussi cher !...

NADIA, le regardant. – Il pleure !... Oh ! il doit y avoir un mystère que je ne puis comprendre... un secret qui enchaînait son courage ! (Allant à lui.) Frère ! (Strogoff relève la tête.) Il y a parfois des affronts qui élèvent, et celui-là t’a grandi à mes yeux !

En ce moment, Blount pousse un cri. On voit passer au fond Jollivet sur l’âne de Blount.

BLOUNT. – Ah ! mon hâne ! Arrêtez !... Il emportait mon hâne !...

JOLLIVET. – Je vous le rendrai à Kolyvan, confrère, à Kolyvan !

BLOUNT accablé. – Aoh !


Cinquième tableau – L’isba du télégraphe.


La scène représente un poste télégraphique près de Kolyvan, en Sibérie. Porte au fond, donnant sur la campagne ; à droite un petit cabinet avec guichet, où se tient l’employé du télégraphe. Porte à gauche.


Scène I


L’employé, Jollivet.


On entend le bruit, sourd encore, de la bataille de Kolyvan.

JOLLIVET, entrant par le fond. – L’affaire est chaude ! Une balle dans mon toquet !... Une autre dans ma casaque !... Le ville de Kolyvan va être emportée par ces Tartares ! Enfin, j’aurai toujours la primeur de cette nouvelle... il faut l’expédier à Paris !... Voici le bureau du télégraphe ! (Regardant.) Bon ! l’employé est à son poste, et Blount est au diable !... Ca va bien ! (À l’employé.) Le télégraphe fonctionne toujours ?

L’EMPLOYÉ. – Il fonctionne du côté de la Russie, mais le fil est coupé du côté d’Irkoutsk.

JOLLIVET. – Ainsi les dépêches passent encore ?

L’EMPLOYÉ. – Entre Kolyvan et Moscou, oui.

JOLLIVET. – Pour le gouvernement ?...

L’EMPLOYÉ. – Pour le gouvernement, s’il en a besoin... pour le public, lorsqu’il paye ! C’est dix kopeks par mot.

JOLLIVET. – Et que savez-vous ?

L’EMPLOYÉ. – Rien.