Page:Verne - Mistress Branican, Hetzel, 1891.djvu/39

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
30
mistress branican.

ses compagnons que le Franklin aurait à défendre contre les houles de l’océan Pacifique. Aussi n’y avait-il pas une planche à laquelle Dolly n’attachât quelque chance de salut par sa pensée, pas un coup de marteau, au milieu des fracas du chantier, qui ne retentît dans son cœur. John l’initiait à tout ce travail, lui disait la destination de chaque pièce de bois ou de métal, lui expliquait la marche du plan de construction. Elle l’aimait ce navire, dont son mari allait être l’âme, le maître après Dieu !… Et, parfois, elle se demandait pourquoi elle ne partait pas avec le capitaine, pourquoi il ne l’emmenait pas, pourquoi elle ne partageait pas les périls de sa campagne, pourquoi le Franklin ne la ramènerait pas en même temps que lui au port de San-Diégo ? Oui ! elle eût voulu ne point se séparer de son mari !… Et l’existence de ces ménages de marins, qui naviguent ensemble pendant de longues années, n’est-elle point depuis longtemps entrée dans les coutumes des populations du Nord, sur l’ancien comme sur le nouveau continent ?…

Mais il y avait Wat, le bébé, et Dolly pouvait-elle l’abandonner aux soins d’une nourrice, loin des caresses maternelles ?… Non !… Pouvait-elle l’emmener en mer, l’exposer aux éventualités d’un voyage si dangereux pour de petits êtres ?… Pas davantage !… Elle serait restée près de cet enfant, afin de lui assurer la vie après la lui avoir donnée, sans le quitter d’un instant, l’entourant d’affection et de tendresses, afin que, dans un épanouissement de santé, il pût sourire au retour de son père ! D’ailleurs, l’absence du capitaine John ne devait durer que six mois. Dès qu’il aurait rechargé à Calcutta, le Franklin reviendrait à son port d’attache. Et, d’ailleurs, ne convenait-il pas que la femme d’un marin prît l’habitude de ces séparations indispensables, dût son cœur ne s’y accoutumer jamais !

Il fallut donc se résigner, et Dolly se résigna. Mais, après le départ de John, aussitôt que le mouvement, qui faisait sa vie, eut cessé autour d’elle, combien l’existence lui eût paru vide, monotone, désolée, si elle ne se fût absorbée dans cet enfant, si elle n’eût concentré sur lui tout son amour.