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UN CAPITAINE DE QUINZE ANS

heures de halte, on menace de les abandonner, et il n’est pas rare qu’ils soient forcés de céder aux exigences de cette soldatesque.

Bien que les esclaves, hommes ou femmes, soient généralement assujettis à porter des fardeaux pendant que la caravane est en marche, on compte encore un certain nombre de « porteurs » qui l’accompagnent. On les appelle plus spécialement des « pagazis », et ils se chargent des ballots d’objets précieux, principalement de l’ivoire. Telle est, quelquefois, la grosseur de ces dents d’éléphants, dont quelques-unes pèsent jusqu’à cent soixante livres, qu’il faut deux de ces pagazis pour les porter aux factoreries, d’où cette précieuse marchandise est expédiée sur les marchés de Khartoum, de Zanzibar et de Natal. À l’arrivée, ces pagazis sont payés au prix convenu, qui consiste en une vingtaine d’yards de cotonnade, ou de cette étoffe qui porte le nom de « mérikani », un peu de poudre, une poignée de cauris[1], quelques perles, ou même ceux des esclaves qui seraient d’une défaite difficile lorsque le traitant n’a pas d’autre monnaie.

Parmi les cinq cents esclaves que comptait la caravane, on voyait peu d’hommes faits. Cela tient à ce que, la razzia finie et le village incendié, tout indigène au-dessus de quarante ans est impitoyablement massacré et pendu aux arbres des environs. Seuls, les jeunes adultes des deux sexes et les enfants sont destinés à fournir les marchés. À peine survit-il, après ces chasses à l’homme, le dixième des vaincus. Ainsi s’explique l’effroyable dépopulation qui change en déserts de vastes territoires de l’Afrique équinoxiale.

Ici, ces enfants et ces adultes étaient à peine vêtus d’un lambeau de cette étoffe d’écorce que produisent certains arbres, et qui est nommée « mbouzou » dans le pays. Aussi, l’état de ce troupeau d’êtres humains, femmes couvertes de plaies dues au fouet des havildars, enfants hâves, amaigris, les pieds saignants, que les mères essayent de porter en surcroît de leurs fardeaux, jeunes gens étroitement rivés à cette fourche plus torturante que la chaîne du bagne, est-il ce qu’on peut imaginer de plus lamentable. Oui, la vue de ces malheureux, à peine vivants, dont la voix n’avait plus de timbre, « squelettes d’ébène », suivant l’expression de Livingstone, eût touché des cœurs de bêtes fauves ; mais tant de misères laissaient insensibles ces Arabes endurcis et ces Portugais qui, à en croire le lieutenant Cameron, sont plus cruels encore[2].

  1. Coquilles très communes dans le pays, et qui servent de monnaie.
  2. Voici ce que dit Cameron : « Pour obtenir les cinquante femmes dont Alvez se disait propriétaire, dix villages avaient été détruits, dix villages ayant chacun de cent à deux cents âmes : un total de quinze cents habitants ; quelques-uns avaient pu s’échapper ; mais la plupart — presque tous — avaient péri dans les