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aventures

Sir John ne put s’empêcher de sourire. Souvent cette thèse avait été débattue entre le chasseur et lui, et cet ignorant enfant de la nature, ce libre coureur des bois et des plaines, cet intrépide traqueur de bêtes fauves, ne pouvait évidemment comprendre l’intérêt scientifique attaché à une triangulation. Quelquefois, sir John l’avait pressé à cet égard, mais le bushman lui répondait par des arguments empreints d’une véritable philosophie naturelle, qu’il présentait avec une sorte d’éloquence sauvage, et dont lui, moitié savant, moitié chasseur, il appréciait tout le charme.

En causant ainsi, sir John et Mokoum poursuivaient le petit gibier de la plaine, des lièvres de roches, des « giosciures, » une espèce nouvelle de rongeurs, reconnue par Ogilly sous le nom de « graphycerus elegans, » quelques pluviers au cri aigu, et des compagnies de perdrix dont le plumage est brun, jaune et noir. Mais on peut dire que sir John faisait seul les frais de cette chasse. Le bushman tirait peu. Il semblait préoccupé de cette rivalité des deux astronomes, qui devait nécessairement compromettre le succès de l’expédition. L’incident « de la forêt » le tracassait certainement plus qu’il ne tracassait sir John lui-même. Le gibier, si varié qu’il fût, ne provoquait de sa part qu’une vague attention. Grave indice chez un tel chasseur.

En effet, une idée, fort indécise d’abord, travaillait l’esprit du bushman, et peu à peu, cette idée prit une forme plus nette dans son cerveau. Sir John l’entendait se parler à lui-même, s’interroger, se répondre. Il le voyait, le fusil au repos, inattentif à toutes les avances du gibier de plume ou de poil, rester immobile, et tout aussi absorbé que l’eût été Nicolas Palander lui-même à la recherche d’une erreur de logarithme. Mais sir John respecta cette disposition d’esprit et ne voulut point arracher son compagnon à une préoccupation si grave.

Deux ou trois fois, pendant cette journée, Mokoum s’approcha de sir John, et lui dit :

« Ainsi, votre Honneur pense que le colonel Everest et Mathieu Strux ne parviendront pas à se mettre d’accord ? »

À cette question, sir John répondait invariablement que l’accord lui paraissait difficile, et qu’une scission entre les Anglais et les Russes était à craindre.

Une dernière fois, vers le soir, à quelques milles en avant du campement, Mokoum posa la même question et reçut la même réponse. Mais alors il ajouta :

« Eh bien, que votre Honneur se tranquillise, j’ai trouvé le moyen de donner raison à la fois à nos deux savants !

— Vraiment, mon digne chasseur ? répondit sir John assez surpris.