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Page:Verne - Une ville flottante, 1872.djvu/46

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guère. Entre tous ces virtuoses, je remarquai une grande femme osseuse qui devait être bien bonne musicienne ! En effet, pour faciliter la lecture de son morceau, elle avait marqué toutes les notes d’un numéro et toutes les touches du piano d’un numéro correspondant. La note était-elle cotée vingt-sept, elle frappait la touche vingt-sept. Était-ce la note cinquante-trois, elle attaquait la touche cinquante-trois. Et cela, sans se soucier du bruit qui se faisait autour d’elle, ni des autres pianos résonnant dans les salons voisins, ni des maussades enfants qui venaient à coups de poing écraser des accords sur ces octaves inoccupées !

Pendant ce concert, les assistants prenaient au hasard les livres épars çà et là sur les tables. Un d’eux y rencontrait-il un passage intéressant, il le lisait à voix haute, et ses auditeurs, écoutant avec complaisance, le saluaient d’un murmure flatteur. Quelques journaux traînaient sur les canapés, de ces journaux anglais ou américains qui ont toujours l’air vieux, bien qu’ils ne soient jamais coupés. C’est une opération incommode que de déployer ces immenses feuillets qui couvriraient une superficie de plusieurs mètres carrés. Mais la mode étant de ne pas couper, on ne coupe pas. Un jour, j’eus la patience de lire le New York Herald dans ces conditions, et de le lire jusqu’au bout. Mais que l’on juge si je fus payé de ma peine en relevant cet entre-filet sous la rubrique « personal » : « M. X… prie la jolie Miss Z…, qu’il a rencontrée hier dans l’omnibus de la vingt-cinquième rue, de venir le trouver demain, dans la chambre 17 de l’hôtel Saint-Nicolas. Il désirerait causer mariage avec elle. » Qu’a fait la jolie Miss Z… ? Je ne veux même pas le savoir.

Je passai tout cet après-dîner dans le grand salon, observant et causant. La conversation ne pouvait manquer d’être intéressante, car mon ami Dean Pitferge était venu s’asseoir auprès de moi.

« Êtes-vous remis de votre chute ? lui demandai-je.

— Parfaitement, me répondit-il. Mais cela ne marche pas.

— Qu’est-ce qui ne marche pas ? Vous ?

— Non, notre steam-ship. Les chaudières de l’hélice fonctionnent mal. Nous ne pouvons obtenir assez de pression.

— Vous êtes donc très-désireux d’arriver à New York ?

— Nullement ! Je parle en mécanicien, voilà tout. Je me trouve fort bien ici, et je regretterai sincèrement de quitter cette collection d’originaux que le hasard a réunis à bord… pour mon plaisir.

— Des originaux ! m’écriai-je, en regardant les passagers qui affluaient dans le salon. Mais tous ces gens-là se ressemblent !

— Bah ! fit le docteur, on voit que vous ne les connaissez guère. L’espèce est la même, j’en conviens, mais dans cette espèce, que de variétés ! Considérez, là-bas, ce groupe d’hommes sans gêne, les jambes étendues sur les divans, le chapeau vissé sur la tête. Ce sont des Yankees, de purs Yankees